Le président de l'assemblée, debout, lut cette formule majestueuse; alors, toute l'assemblée faisant silence et recueillie, le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, levant la main droite, dit d'une voix ferme et haute:
—Je le jure!
Le représentant Boulay (de la Meurthe), depuis vice-président de la république, et qui connaissait Charles-Louis-Napoléon Bonaparte dès l'enfance, s'écria: C'est un honnête homme; il tiendra son serment!
Le président de l'assemblée, toujours debout, reprit, et nous ne citons ici que des paroles textuellement enregistrées au Moniteur:—Nous prenons Dieu et les hommes à témoin du serment qui vient d'être prêté. L'assemblée nationale en donne acte, ordonne qu'il sera transcrit au procès-verbal, inséré au Moniteur, publié et affiché dans la forme des actes législatifs.
Il semblait que tout fût fini; on s'attendait à ce que le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, désormais président de la république jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852, descendit de la tribune. Il n'en descendit pas; il sentit le noble besoin de se lier plus encore, s'il était possible, et d'ajouter quelque chose au serment que la constitution lui demandait, afin de faire voir à quel point ce serment était chez lui libre et spontané; il demanda la parole.—Vous avez la parole, dit le président de l'assemblée.
L'attention et le silence redoublèrent.
Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte déplia un papier et lut un discours. Dans ce discours il annonçait et il installait le ministère nommé par lui, et il disait:
«Je veux, comme vous, citoyens représentants, rasseoir la société sur ses bases, raffermir les institutions démocratiques, et rechercher tous les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et intelligent qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa confiance[1].»
Il remerciait son prédécesseur au pouvoir exécutif, le même qui put dire plus tard ces belles paroles: Je ne suis pas tombé du pouvoir, j'en suis descendu, et il le glorifiait en ces termes:
«La nouvelle administration, en entrant aux affaires, doit remercier celle qui l'a précédée des efforts qu'elle a faits pour transmettre le pouvoir intact, pour maintenir la tranquillité publique[2].
«La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première qualité du chef de l'état[3].»
L'assemblée applaudit à ces paroles; mais ce qui frappa tous les esprits, et ce qui se grava profondément dans toutes les mémoires, ce qui eut un écho dans toutes les consciences loyales, ce fut cette déclaration toute spontanée, nous le répétons, par laquelle il commença:
«Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future.
«Mon devoir est tracé. Je le remplirai en homme d'honneur.
«Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi.»
Quand il eut fini de parler, l'assemblée constituante se leva et poussa d'une seule voix ce grand cri: Vive la république!
Louis-Napoléon Bonaparte descendit de la tribune, alla droit au général Cavaignac, et lui tendit la main. Le général hésita quelques instants à accepter ce serrement de main. Tous ceux qui venaient d'entendre les paroles de Louis Bonaparte, prononcées avec un accent si profond de loyauté, blâmèrent le général.
La constitution à laquelle Louis-Napoléon Bonaparte prêta serment le 20 décembre 1848 «à la face de Dieu et des hommes» contenait, entre autres articles, ceux-ci:
«ART. 36. Les représentants du peuple sont inviolables.
«ART. 37. Ils ne peuvent être arrêtés en matière criminelle, sauf le cas de flagrant délit, ni poursuivis qu'après que l'assemblée a permis la poursuite.
«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république dissout l'assemblée nationale, la proroge, ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison.
«Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions, les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'assemblée nationale. Les juges de la haute cour se réunissent immédiatement à peine de forfaiture; ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions du ministère public.»
Moins de trois ans après cette journée mémorable, le 2 décembre 1851, au lever du jour, on put lire, à tous les coins des rues de Paris, l'affiche que voici:
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
«Décrète:
«ART. 1er. L'assemblée nationale est dissoute.
«ART. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.
«ART. 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices.
«ART. 4. L'état de siège est décrété dans toute l'étendue de la première division militaire.
«ART. 5. Le conseil d'état est dissous.
«ART. 6. Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.
«Fait au palais de l'Élysée, le 2 décembre 1851.
«LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.»
En même temps Paris apprit que quinze représentants du peuple, inviolables, avaient été arrêtés chez eux, dans la nuit, par ordre de Louis-Napoléon Bonaparte.
II
MANDAT DES REPRÉSENTANTS
Ceux qui ont reçu en dépôt pour le peuple, comme représentants du peuple, le serment du 20 décembre 1848, ceux surtout qui, deux fois investis de la confiance de la nation, le virent jurer comme constituants et le virent violer comme législateurs, avaient assumé en même temps que leur mandat deux devoirs. Le premier, c'était: le jour où ce serment serait violé, de se lever, d'offrir leurs poitrines, de ne calculer ni le nombre ni la force de l'ennemi, de couvrir de leurs corps la souveraineté du peuple, et de saisir, pour combattre et pour jeter bas l'usurpateur, toutes les armes, depuis la loi qu'on trouve dans le code jusqu'au pavé qu'on prend dans la rue. Le second devoir, c'était, après avoir accepté le combat et toutes ses chances, d'accepter la proscription et toutes ses misères; de se dresser éternellement debout devant le traître, son serment à la main; d'oublier leurs souffrances intimes, leurs douleurs privées, leurs familles dispersées et mutilées, leurs fortunes détruites, leurs affections brisées, leur coeur saignant, de s'oublier eux-mêmes, et de n'avoir plus désormais qu'une plaie, la plaie de la France; de crier justice! de ne se laisser jamais apaiser ni fléchir, d'être implacables; de saisir l'abominable parjure couronné, sinon avec la main de la loi, du moins avec les tenailles de la vérité, et de faire rougir au feu de l'histoire toutes les lettres de son serment et de les lui imprimer sur la face!
Celui qui écrit ces lignes est de ceux qui n'ont reculé devant rien, le 2 décembre, pour accomplir le premier de ces deux grands devoirs; en publiant ce livre, il remplit le second.
III