Ne te fie pas aux choses passées. Ne t’occupe point à construire de beaux cercueils pour les moments passés: songe à tuer les moments qui viendront.
Aie de la méfiance pour tous les cadavres.
N’embrasse pas les morts: car ils étouffent les vivants.
Aie pour les choses mortes le respect qu’on doit aux pierres à bâtir.
Ne souille pas tes mains le long des lignes usées. Purifie tes doigts dans des eaux nouvelles.
Souffle le souffle de ta bouche et n’aspire pas les haleines mortes.
Ne contemple point les vies passées plus que ta vie passée. Ne collectionne point d’enveloppes vides.
Ne porte pas en toi de cimetière. Les morts donnent la pestilence.
Et Monelle dit encore: Je te parlerai de tes actions.
Que toute coupe d’argile transmise s’effrite entre tes mains. Brise toute coupe où tu auras bu.
Souffle sur la lampe de vie que le coureur te tend. Car toute lampe ancienne est fumeuse.
Ne te lègue rien à toi-même, ni plaisir, ni douleur.
Ne sois l’esclave d’aucun vêtement, ni d’âme, ni de corps.
Ne frappe jamais avec la même face de la main.
Ne te mire pas dans la mort; laisse emporter ton image dans l’eau qui court.
Fuis les ruines, et ne pleure pas parmi.
Quand tu quittes tes vêtements le soir, déshabille-toi de ton âme de la journée; mets-toi à nu à tous les moments.
Toute satisfaction te semblera mortelle. Fouette-la en avant.
Ne digère pas les jours passés: nourris-toi des choses futures.
Ne confesse point les choses passées, car elles sont mortes; confesse devant toi les choses futures.
Ne descends pas cueillir les fleurs le long du chemin. Contente-toi de toute apparence. Mais quitte l’apparence, et ne te retourne pas.
Ne te retourne jamais: derrière toi accourt le halètement des flammes de Sodome, et tu serais changé en statue de larmes pétrifiées.
Ne regarde pas derrière toi. Ne regarde pas trop devant toi. Si tu regardes en toi, que tout soit blanc.
Ne t’étonne de rien par la comparaison du souvenir; étonne-toi de tout par la nouveauté de l’ignorance.
Etonne-toi de toute chose; car toute chose est différente dans la vie et semblable dans la mort.
Bâtis dans les différences; détruis dans les similitudes.
Ne te dirige pas vers des permanences; elles ne sont ni sur terre ni au ciel.
La raison étant permanente, tu la détruiras, et tu laisseras changer ta sensibilité.
Ne crains pas de te contredire: il n’y a point de contradiction dans le moment.
N’aime pas ta douleur; car elle ne durera point.
Considère tes ongles qui poussent, et les petites écailles de ta peau qui tombent.
Sois oublieux de toutes choses.
Avec un poinçon acéré tu t’occuperas à tuer patiemment tes souvenirs comme l’ancien empereur tuait les mouches.
Ne fais pas durer ton bonheur du souvenir jusqu’à l’avenir.
Ne te souviens pas et ne prévois pas.
Ne dis pas: je travaille pour acquérir; je travaille pour oublier. Sois oublieux de l’acquisition et du travail.
Lève-toi contre tout travail; contre toute activité qui excède le moment, lève-toi.
Que ta marche n’aille pas d’un bout à un autre; car il n’y a rien de tel; mais que chacun de tes pas soit une projection redressée.
Tu effaceras avec ton pied gauche la trace de ton pied droit.
La main gauche doit ignorer ce que vient de faire la main droite.
Ne te connais pas toi-même.
Ne te préoccupe point de ta liberté: oublie-toi toi-même.
Et Monelle dit encore: Je te parlerai de mes paroles.
Les paroles sont des paroles tandis qu’elles sont parlées.
Les paroles conservées sont mortes et engendrent la pestilence.
Écoute mes paroles parlées et n’agis pas selon mes paroles écrites.
Ayant ainsi parlé dans la plaine, Monelle se tut et devint triste; car elle devait rentrer dans la nuit.
Et elle me dit de loin:
Oublie-moi et je te serai rendue.
Et je regardai par la plaine et je vis se lever les sœurs de Monelle.
II
Les sœurs de Monelle
Les Crabes
LES CRABES
Par la petite haie qui entourait la maison grise d’éducation au sommet de la falaise, un bras d’enfant se tendit avec un paquet noué d’une faveur rose.
—Prends ça d’abord, dit une voix de fillette. Fais attention: ça se casse. Tu m’aideras après.
Une fine pluie tombait également sur les creux du rocher, la crique profonde, et criblait le remous des vagues au pied de la falaise. Le mousse qui épiait à la clôture s’avança et dit tout bas:
—Passe donc avant, dépêche-toi.
La fillette cria:
—Non, non, non! Je ne peux pas. Il faut cacher mon papier; je veux emporter les affaires qui sont à moi. Egoïste! égoïste! va! Tu vois bien que tu me fais mouiller!
Le mousse tourna la bouche et empoigna le petit paquet. Le papier trempé creva et dans la boue roulèrent des triangles de soie jaune et violette frappés de fleurs, des bandelettes de velours, un petit pantalon de poupée en batiste, un cœur d’or creux avec une charnière, et une bobine neuve de fil rouge. La fillette passa sur la haie; elle se piqua les mains aux brindillons durs, et ses lèvres tremblèrent.
—Là, tu vois, dit-elle. Tu as été très entêté. Toutes mes choses sont gâtées.
Son nez remonta, ses sourcils se rapprochèrent, sa bouche se distendit, et elle se mit à pleurer:
—Laisse-moi, laisse-moi. Je ne veux plus de toi. Va-t’en. Tu me fais pleurer. Je vais retourner avec Mademoiselle.
Puis elle ramassa tristement ses étoffes.
—Ma jolie bobine est perdue, dit-elle. Moi qui voulais broder la robe de Lili!
Par la poche horriblement ouverte de sa courte jupe on voyait une petite tête régulière de porcelaine avec une extraordinaire tignasse de cheveux blonds.
—Viens, lui souffla le mousse. Je suis sûr que ta Mademoiselle te cherche déjà.
Elle se laissa emmener en s’essuyant les yeux avec le revers d’une menotte tachée d’encre.
—Et quoi donc encore