Et le pauvre homme sortit sans mot dire.
Quand M. Pumblechook fut parti, et que ma sœur eut gagné son lit, je me rendis à la dérobée dans la forge, où je restai auprès de Joe jusqu'à ce qu'il eût fini son travail, et je lui dis alors:
«Joe, avant que ton feu ne soit tout à fait éteint, je voudrais te dire quelque chose.
—Vraiment, mon petit Pip! dit Joe en tirant son escabeau près de la forge; dis-moi ce que c'est, mon petit Pip.
—Joe, dis-je en prenant la manche de sa chemise et la roulant entre le pouce et l'index, tu te souviens de tout ce que j'ai dit sur le compte de miss Havisham.
—Si je m'en souviens, dit Joe; je crois bien, c'est merveilleux!
—Oui, mais c'est une terrible chose, Joe; car tout cela n'est pas vrai.
—Que dis-tu, mon petit Pip? s'écria Joe frappé d'étonnement. Tu ne veux pas dire, j'espère, que c'est un....
—Oui, je dois te le dire, à toi, tout cela c'est un mensonge.
—Mais pas tout ce que tu as raconté, bien sûr; tu ne prétends pas dire qu'il n'y a pas de voiture en velours noir, hein?»
Je continuai à secouer la tête.
«Mais au moins, il y avait des chiens, mon petit Pip; mon cher petit Pip, s'il n'y avait pas de côtelettes de veau, au moins il y avait des chiens?
—Non, Joe.
—Un chien, dit Joe, rien qu'un tout petit chien?
—Non, Joe, il n'y avait rien qui ressemblât à un chien.»
Joe me considérait avec le plus profond désappointement.
«Mon petit Pip, mon cher petit Pip, ça ne peut pas marcher comme ça, mon garçon, où donc veux-tu en venir?
—C'est terrible, n'est-ce pas?
—Terrible!... s'écria Joe; terrible!... Quel démon t'a poussé?
—Je ne sais, Joe, répliquai-je en lâchant sa manche de chemise et m'asseyant à ses pieds dans les cendres; mais je voudrais bien que tu ne m'aies pas appris à appeler les valets des Jeannots, et je voudrais que mes mains fussent moins rudes et mes souliers moins épais.»
Alors je dis à Joe que je me trouvais bien malheureux, et que je n'avais pu m'expliquer devant Mrs Joe et M. Pumblechook, parce qu'ils étaient trop durs pour moi; qu'il y avait chez miss Havisham une fort jolie demoiselle qui était très fière; qu'elle m'avait dit que j'étais commun; que je savais bien que j'étais commun, mais que je voudrais bien ne plus l'être; et que les mensonges m'étaient venus, je ne savais ni comment ni pourquoi....
C'était un cas de métaphysique aussi difficile à résoudre pour Joe que pour moi. Mais Joe voulut éloigner tout ce qu'il y avait de métaphysique dans l'espèce et en vint à bout.
«Il y a une chose dont tu peux être bien certain mon petit Pip, dit Joe, après avoir longtemps ruminé. D'abord, un mensonge est un mensonge, de quelque manière qu'il vienne, et il ne doit pas venir; n'en dis plus, mon petit Pip; ça n'est pas le moyen de ne plus être commun, mon garçon, et quant à être commun, je ne vois pas cela très clairement: tu es d'une petite taille peu commune, et ton savoir n'est pas commun non plus.
—Si; je suis ignorant et emprunté, Joe.
—Mais vois donc cette lettre que tu m'as écrite hier soir, c'est comme imprimé! J'ai vu des lettres, et lettres écrites par des messieurs très comme il faut, encore, et elles n'avaient pas l'air d'être imprimées.
—Je ne sais rien, Joe; tu as une trop bonne opinion de moi, voilà tout.
—Eh bien, mon petit Pip, dit Joe, que cela soit ou que cela ne soit pas, il faut commencer par le commencement; le roi sur son trône, avec sa couronne sur sa tête, avant d'écrire ses actes du Parlement, a commencé par apprendre l'alphabet, alors qu'il n'était que prince royal.... Ah! ajouta Joe avec un signe de satisfaction personnelle, il a commencé par l'A et a été jusqu'au Z, je sais parfaitement ce que c'est, quoique je ne puisse pas dire que j'en ai fait autant.»
Il y avait de la sagesse dans ces paroles, et elles m'encouragèrent un peu.
«Ne faut-il pas mieux, continua Joe en réfléchissant, rester dans la société des gens communs plutôt que d'aller jouer avec ceux qui ne le sont pas? Ceci me fait penser qu'il y avait peut-être un drapeau?
—Non, Joe.
—Je suis vraiment fâché qu'il n'y ait pas eu au moins un drapeau, mon petit Pip. Cela finira par arriver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à n'être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.
—Tu ne m'en veux pas, Joe?
—Non, mon petit Pip, non; mais je ne puis m'empêcher de penser qu'ils étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d'y penser quand tu monteras te coucher; voilà tout, mon petit Pip, et ne le fais plus.»
Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je n'oubliai pas la recommandation de Joe; et pourtant mon jeune esprit était dans un tel état de trouble, que longtemps après m'être couché, je pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n'était qu'un simple forgeron: et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers épais; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l'habitude de s'asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j'avais quitté la cuisine pour aller me coucher; que miss Havisham et Estelle ne restaient jamais à la cuisine; et qu'elles étaient bien au-dessus de ces habitudes communes. Je m'endormis en pensant à ce que j'avais fait chez miss Havisham, comme si j'y étais resté des semaines et des mois au lieu d'heures, et comme si c'eût été un vieux souvenir au lieu d'un événement arrivé le jour même.
Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements dans ma destinée; mais c'est la même chose pour chacun. Figurez-vous un certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait été différente. Arrêtez-vous, vous qui lisez ce récit, et figurez-vous une longue chaîne de fil ou d'or, d'épines ou de fleurs, qui ne vous eût jamais lié, si, à un certain et mémorable jour, le premier anneau ne se fût formé.
Un ou deux jours après, un matin en m'éveillant, il me vint l'heureuse idée que le meilleur moyen pour n'être plus commun était de tirer de Biddy tout ce qu'elle pouvait savoir sur ce point important. En conséquence, je déclarai à Biddy, un soir que j'étais allé chez la grand'tante de M. Wopsle, que j'avais des raisons particulières pour désirer faire mon chemin en ce monde, et que je lui serais très obligé si elle voulait bien m'enseigner tout ce qu'elle savait. Biddy, qui était la fille la plus obligeante du monde, me répondit immédiatement qu'elle ne demandait pas mieux, et elle mit aussitôt sa promesse à exécution.
Le système d'éducation adopté par la grand'tante de M. Wopsle, pouvait se résoudre ainsi qu'il suit: Les élèves mangeaient des pommes et se mettaient des brins de paille sur le dos les uns des autres, jusqu'à ce que la grand'tante de M. Wopsle, rassemblant toute son énergie, se précipitât indistinctement sur eux, armée d'une baguette de bouleau, en faisant une course effrénée. Après avoir reçu le choc avec toutes les marques de dérision possibles, les élèves se formaient en ligne, et faisaient circuler rapidement, de main en main, un livre