« Ça fait combien de temps que tu es sorti ? » demanda-t-elle.
« Une semaine et demie. Il m’a fallu beaucoup de courage pour venir te voir. »
Elle se rappela l’appel téléphonique qu’elle avait passé au directeur Johnson quand elle avait découvert une dernière preuve deux mois plus tôt – une preuve qui avait apparemment été plus que suffisante pour libérer son père. Et maintenant, il était là. Grâce à elle. Elle se demanda s’il savait ce qu’elle avait fait pour lui.
« Et c’est exactement la raison pour laquelle j’ai attendu avant de venir te voir, » dit-il. « Ce… ce silence entre nous. C’est gênant et injuste et… »
« Injuste ? Papa, tu étais en prison pendant presque toute ma vie… pour un crime dont je sais maintenant que tu n’étais pas coupable, mais pour lequel tu n’as eu aucun problème à endosser la responsabilité. Bien sûr, que ça va être gênant. Et vu la raison de ton incarcération et les dernières conversations qu’on a eues, j’espère que tu comprendras que je ne me jette pas dans tes bras. »
« Je comprends tout à fait. Mais… on a gâché tellement de temps. Peut-être que tu ne le comprends pas encore, vu que tu es si jeune. Mais ces années passées en prison, en sachant ce que j’avais perdu… du temps avec toi et Danielle… ma propre vie… »
« Tu as sacrifié tout ça pour Ruthanne Carwile, » lui cracha Chloé. « C’était ton choix. »
« C’est vrai. Et je l’ai regretté pendant près de vingt-cinq ans. »
« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda-t-elle.
Elle s’avança dans sa direction, passa à côté de lui et se dirigea vers sa porte. Il lui fallut plus de courage qu’elle n’aurait pensé pour passer à côté de lui et se retrouver aussi près.
« J’espérais qu’on pourrait dîner ensemble. »
« Juste comme ça ? »
« Il faut bien commencer quelque part, Chloé. »
« Non, en fait, ce n’est pas du tout nécessaire. » Elle ouvrit la porte et se retourna vers lui. Elle le regarda dans les yeux pour la première fois. Elle avait l’estomac noué et elle faisait tout son possible pour ne pas pleurer devant lui. « Je veux que tu partes. Et s’il te plaît, ne reviens jamais. »
Il eut l’air sincèrement blessé par ses mots mais il ne la quitta pas des yeux. « Tu penses vraiment ce que tu dis ? »
Elle eut envie de lui dire oui, mais ce fut toute autre chose qui sortit de sa bouche : « Je ne sais pas. »
« N’hésite pas à me contacter si tu changes d’avis. J’ai une place dans… »
« Je ne veux pas le savoir, » l’interrompit-elle. « Si j’ai envie de te parler, je saurai comment te retrouver. »
Il lui adressa un léger sourire, mais il y avait toujours de la tristesse dans son regard. « Ah oui, c’est vrai. Tu travailles au FBI maintenant. »
Et c’est ce qui est arrivé entre toi et maman qui m’a poussé sur ce chemin, pensa-t-elle.
« Au revoir, papa, » dit-elle, et elle entra dans l’immeuble.
Quand la porte se referma derrière elle, elle évita de jeter un regard en arrière. Elle se dirigea vers l’ascenseur aussi vite que possible, en essayant de ne pas avoir l’air pressé. Quand les portes de l’ascenseur se refermèrent, Chloé porta ses mains à son visage et se mit à pleurer.
***
Elle regardait ce qu’elle avait dans son armoire, tout en envisageant d’appeler Moulton et de lui dire qu’elle ne pourrait finalement pas aller dîner. Elle ne lui en donnerait pas la véritable raison – que son père était sorti de prison après y avoir passé vingt-quatre ans et qu’elle l’avait retrouvé devant sa porte. Il comprendrait sûrement le choc que ça avait dû lui faire.
Mais elle décida qu’elle n’allait pas laisser son père lui gâcher sa vie. Son ombre avait plané depuis déjà bien trop longtemps sur son existence. Et même quelque chose d’aussi anodin que d’annuler un rencard serait lui donner trop de pouvoir sur elle.
Elle appela Moulton mais elle tomba sur sa messagerie vocale. Elle lui laissa un message pour lui proposer un endroit pour aller dîner. Après ça, elle prit une douche rapide et commença à s’habiller. Au moment où elle enfilait son pantalon, son téléphone se mit à sonner. Elle vit le nom de Moulton s’afficher à l’écran et elle pensa tout de suite au pire.
Il a changé d’avis. Il appelle pour annuler.
Elle en fut persuadée jusqu’au moment où elle décrocha. « Allô ? »
« Alors oui, un japonais, ça me paraît très bien, » dit Moulton. « Maintenant, tu t’en es déjà peut-être rendu compte vu le peu de suivi et le manque de détails, mais je ne fais pas ça très souvent. Alors je ne sais pas si je viens te chercher ou si on se retrouve là-bas… ? »
« Viens me chercher, si ça ne te dérange pas, » dit-elle, en repensant à l’état déplorable de sa voiture. « Il y a un endroit pas trop mal tout près d’ici. »
« OK, » dit-il. « On se voit tout à l’heure. »
…je ne fais pas ça très souvent. Bien que ce soit ses propres mots, Chloé avait tout de même du mal à le croire.
Elle termina de s’habiller, se coiffa et attendit qu’on vienne sonner à sa porte.
Ce sera peut-être encore ton père, se dit-elle. Mais pour dire vrai, ce n’était pas sa propre voix qu’elle entendait mais celle de Danielle, condescendante et sûre d’elle.
Je me demande si elle sait qu’il est sorti de prison, pensa Chloé. Mon dieu, elle va être furieuse de l’apprendre.
Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage. Elle entendit frapper à sa porte. Durant un instant, elle eut la certitude qu’il s’agissait de son père. Elle resta immobile un moment, sans aucune envie d’aller ouvrir. Puis elle se rappela combien Moulton avait eu l’air aussi mal à l’aise qu’elle quand ils s’étaient vus au champ de tir et elle réalisa combien elle avait envie de le voir – surtout après la manière dont ces dernières heures s’étaient déroulées.
Elle ouvrit la porte avec un grand sourire. Moulton lui sourit en retour. C’était peut-être parce qu’ils se voyaient rarement en-dehors du boulot, mais Chloé trouva son sourire sexy à mort. Il s’était habillé de manière assez sobre – une chemise à boutons et un jean – mais il était incroyablement bel homme.
« Prête ? » dit-il.
« Absolument, » dit-elle.
Elle referma la porte derrière elle et ils s’avancèrent dans le couloir. Le silence s’installa à nouveau entre eux. Elle aurait aimé qu’ils en soient un peu plus loin dans leur relation. Elle ressentait le besoin de quelque chose d’aussi simple et innocent que lui prendre la main, par exemple…
Et ce simple besoin de contact humain lui montrait combien la venue de son père l’avait perturbée.
Et ça ne va que s’empirer, maintenant qu’il est sorti de prison, pensa-t-elle, au moment où elle entrait dans l’ascenseur avec Moulton.
Mais elle n’allait pas lui permettre de gâcher ce rencard.
Au moment où ils sortirent dans la chaleur du soir, elle décida de balayer l’image de son père de son esprit.