Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers, et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie, d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec sa permission, je les publierais dans la suite de mes Mémoires.
Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant ami possible.
Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle15 que de la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés! Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas! je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!
Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste, sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ. Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.
Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et j'espère être chez nous le 20.
Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.
CCCXCII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 12 juillet 1855.
Chère Altesse impériale,
On vient de destituer brutalement le maire de ma commune, M. Félix Aulard, aux bons vouloirs de qui vous avez bien voulu déjà vous intéresser. C'est le plus honnête homme de la terre et qui n'a qu'un défaut, celui d'écrire des lettres trop longues. Ajoutez-y celui d'être dévoué avec enthousiasme à un gouvernement qui, à l'exemple de tant d'autres, ne récompense que les gens qu'il croit douteux, laissant de côté ceux dont il est sûr. Passe pour l'ingratitude, c'est la reine du monde sous tous les régimes; mais la persécution, envers les siens, c'est du luxe.
Tâchez de faire réparer cette injustice et de dédommager ce digne et excellent homme, qui a dépensé tout son petit avoir pour les pauvres de sa commune. Il est capable, archicapable d'être un excellent préfet, et personne n'entend mieux l'administration; faites-en au moins un sous-préfet. Ce sera une bonne action, au point de vue du pouvoir. Il me dit qu'il vous a même écrit. Cette fois, de mon propre mouvement, et sans partialité pour lui, je le recommande à votre attention, à votre équité, et à cette bonté que je connais si bien.
À vous de coeur, vous le permettez toujours.
GEORGE SAND.
Je suis bien triste de la mort de madame de Girardin. C'est une grande perte pour tous, et pour ceux qui l'ont particulièrement connue.
CCCXCIII
A M. ***
Nohant, 23 juillet 1855.
Monsieur,
Il ne m'a pas été possible de prendre plus tôt connaissance de votre lettre. Après l'avoir lue, j'ai fermé le manuscrit sans le lire. Je ne donne pas de conseils, ce n'est pas mon état, et j'ai juré de ne jamais être le juge d'une oeuvre inédite, n'ayant jamais pu dire la vérité à un poète sans le fâcher, quand je contrariais ses espérances. Je ne doute, monsieur, ni de votre modestie, ni de votre sincérité en vous parlant ainsi. Mais je sais que, si je ne vous croyais pas d'avenir littéraire, il me serait impossible de vous tromper. Dans ce cas, je vous affligerais, et c'est un triste office que vous m'auriez imposé.
J'aime mieux ne pas savoir à quoi m'en tenir, et refermer désormais tous les manuscrits que l'on m'adresse, d'autant plus qu'ils sont en si grand nombre, qu'avec toute la bonne volonté du monde, je ne pourrais jamais suffire à en prendre connaissance.
Ne vous découragez pas de mon refus, monsieur: si vos vers sont beaux, vous n'avez besoin de personne en dehors de vos amis pour vous le dire, et ils vous le diront avec chaleur. Si, au contraire, ils les condamnent, songez qu'eux seuls ont le devoir de vous éclairer et que c'est un des devoirs les plus délicats, et les plus pénibles de l'amitié.
Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
Le paquet cacheté est dans mon bureau à votre adresse. Si je dois vous le renvoyer, veuillez écrire un mot à M. Manceau, à Nohant, et, pour simplifier la recherche dont il a l'obligeance de se charger en mon absence, veuillez lui réclamer le numéro 104.
CCCXCIV
A MADAME ARNOULD PLESSY, A PARIS
Nohant, 20 août 1855.
Chère belle et bonne que vous êtes, je ne vous tiens pas quitte de Nohant, et, puisqu'on me joue décidément à l'Odéon le mois prochain, j'irai vous réclamer pour une plus longue vacance si vous êtes libre. Je viens de finir mon ennuyeux roman et je vais penser à notre Lys. N'en parlez encore que vaguement; car, tant que je n'en serai pas bien contente, je ne veux pas en parler. Je vais me reposer trois ou quatre jours, j'en ai besoin, et puis je m'y mettrai tout entière.
Vous dites que vous ferez mes affaires: quel joli homme d'affaires! Et pourquoi sont-ils tous si laids?
C'est probablement pour cela que j'aime si peu à m'occuper des miennes. Eh bien, si M. Doucet vous demande si je suis exigeante, vous lui direz ce que vous voudrez. Il m'avait offert jadis tout ce que je voudrais. Moi, je voulais rester au Gymnase en cinq actes pour Flaminio, et faire engager Bocage pour Favilla. C'est pourquoi j'ai dit: «Rien, pas d'argent; faites seulement ce que je vous demande.»
Maintenant, puisqu'ils ne l'ont pas fait, je demanderai la prime qu'on donne aux autres auteurs. Je ne la connais pas, je m'en rapporterai à ce qu'on me dira par vous.
Mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est de faire que les bonnes parties de la pièce restent et que celles dont, malgré votre jolie voix et votre lecture si rapidement intelligente, je n'ai pas été satisfaite, s'en aillent franchement.
Envoyez à votre frère tous mes regrets et toutes mes sympathies.
Recevez les hommages de mon fils, et, quant à moi, croyez-moi bien à vous de coeur et d'esprit.
GEORGE SAND.
Molière est tout à vous aussi. Je serais bien contente de vous voir jouer cela. Tâchez de jouer quelque