Les Monuments
Pour bien des raisons qui tiennent autant à l’économie qu’à la métaphysique, on peut dire que le style oranais, s’il en est un, s’est illustré avec force et clarté dans le singulier édifice appelé Maison du Colon. De monuments, Oran ne manque guère[25]. La ville a son compte de maréchaux d’Empire, de ministres et de bienfaiteurs locaux. On les rencontre sur des petites places poussiéreuses, résignés à la pluie comme au soleil, convertis eux aussi à la pierre et à l’ennui. Mais ils représentent cependant des apports extérieurs. Dans cette heureuse barbarie, ce sont les marques regrettables de la civilisation.
Oran, au contraire, s’est élevé à elle-même ses autels et ses rostres. En plein cœur de la ville commerçante, ayant à construire une maison commune pour les innombrables organismes agricoles qui font vivre ce pays, les Oranais ont médité d’y bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus: la Maison du Colon. Si l’on en juge par l’édifice, ces vertus sont au nombre de trois: la hardiesse dans le goût, l’amour de la violence, et le sens des synthèses historiques. L’Égypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction d’une pâtisserie figurant une énorme coupe renversée. Des pierres multicolores, du plus vigoureux effet, sont venues encadrer le toit. La vivacité de ces mosaïques est si persuasive qu’au premier abord on ne voit rien, qu’un éblouissement informe. Mais de plus près, et l’attention éveillée, on voit qu’elles ont un sens: un gracieux colon, à nœud papillon et à casque de liège blanc[26], y reçoit l’hommage d’un cortège d’esclaves vêtus à l’antique. L’édifice et ses enluminures ont été enfin placés au milieu d’un carrefour, dans le va-et-vient des petits tramways à nacelle dont la saleté est un des charmes de la ville.
Oran tient beaucoup d’autre part aux deux lions de sa place d’Armes. Depuis 1888, ils trônent de chaque côté de l’escalier municipal. Leur auteur s’appelait Caïn. Ils ont de la majesté et le torse court. On raconte que, la nuit, ils descendent l’un après l’autre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à l’occasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on-dit auxquels les Oranais prêtent une oreille complaisante. Mais cela est invraisemblable.
Malgré quelques recherches, je n’ai pu me passionner pour Caïn. J’ai seulement appris qu’il avait la réputation d’un animalier adroit. Cependant, je pense souvent à lui. C’est une pente d’esprit qui vous vient à Oran. Voici un artiste au nom sonore qui a laissé ici une œuvre sans importance. Plusieurs centaines de milliers d’hommes sont familiarisés avec les fauves débonnaires qu’il a placés devant une mairie prétentieuse. C’est une façon comme une autre de réussir en art. Sans doute, ces deux lions, comme des milliers d’œuvres du même genre, témoignent de tout autre chose que de talent. On a pu faire la «Ronde de Nuit», «saint François recevant les stigmates», «David» ou «l’Exaltation de la Fleur». Caïn, lui, a dressé deux mufles hilares sur la place d’une province commerçante, outre-mer. Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions seront peut-être sauvés du désastre. Encore une fois, ils témoignent d’autre chose.
Peut-on préciser cette idée? Il y a dans cette œuvre de l’insignifiance et de la solidité. L’esprit n’y est pour rien et la matière pour beaucoup. La médiocrité veut durer par tous les moyens, y compris le bronze. On lui refuse ses droits à l’éternité et elle les prend tous les jours. N’est-ce pas elle, l’éternité? En tout cas, cette persévérance a de quoi émouvoir, et elle porte sa leçon, celle de tous les monuments d’Oran et d’Oran elle-même. Une heure par jour, une fois parmi d’autres, elle vous force à porter attention à ce qui n’a pas d’importance. L’esprit trouve profit à ces retours. C’est un peu son hygiène, et, puisqu’il lui faut absolument ses moments d’humilité, il me semble que cette occasion de s’abêtir est meilleure que d’autres. Tout ce qui est périssable désire durer. Disons donc que tout veut durer. Les œuvres humaines ne signifient rien d’autre et, à cet égard, les lions de Caïn ont les mêmes chances que les ruines d’Angkor[27]. Cela incline à la modestie.
Il est d’autres monuments oranais. Ou du moins, il faut bien leur donner ce nom puisque eux aussi témoignent pour leur ville, et de façon plus significative peut-être. Ce sont les grands travaux qui recouvrent actuellement la côte sur une dizaine de kilomètres. En principe, il s’agit de transformer la plus lumineuse des baies en un port gigantesque. En fait, c’est encore une occasion pour l’homme de se confronter avec la pierre.
Dans les tableaux de certains maîtres flamands on voit revenir avec insistance un thème d’une ampleur admirable: la construction de la Tour de Babel[28]. Ce sont des paysages démesurés, des roches qui escaladent le ciel, des escarpements où foisonnent ouvriers, bêtes, échelles, machines étranges, cordes, traits. L’homme, d’ailleurs, n’est là que pour faire mesurer la grandeur inhumaine du chantier. C’est à cela qu’on pense sur la corniche oranaise, à l’ouest de la ville.
Accrochés à d’immenses pentes, des rails, des wagonnets, des grues, des trains minuscules… Au milieu d’un soleil dévorant, des locomotives pareilles à des jouets contournent d’énormes blocs parmi les sifflets, la poussière et la fumée. Jour et nuit, un peuple de fourmis s’activent sur la carcasse fumante de la montagne. Pendus le long d’une même corde contre le flanc de la falaise, des dizaines d’hommes, le ventre appuyé aux poignées des défonceuses automatiques, tressaillent dans le vide à longueur de journée, et détachent des pans entiers de rochers qui croulent dans la pousière et les grondements. Plus loin, des wagonnets se renversent au-dessus des pentes, et les rochers, déversés brusquement vers la mer, s’élancent et roulent dans l’eau, chaque gros bloc suivi d’une volée de pierres plus légères. À intervalles réguliers, dans le cœur de la nuit, en plein jour, des détonations ébranlent toute la montagne et soulèvent la mer elle-même.
L’homme, au milieu de ce chantier, attaque la pierre de front. Et si l’on pouvait oublier, un instant au moins, le dur esclavage qui rend possible ce travail, il faudrait admirer. Ces pierres, arrachées à la montagne, servent l’homme dans ses desseins. Elles s’accumulent sous les premières vagues, émergent peu à peu et s’ordonnent enfin suivant une jetée, bientôt couverte d’hommes et de machines, qui avancent jour après jour, vers le large. Sans désemparer, d’énormes mâchoires d’acier fouillent le ventre de la falaise, tournent sur elles-mêmes, et viennent dégorger dans l’eau leur tropplein de pierrailles. À mesure que le front de la corniche s’abaisse, la côte entière gagne irrésistiblement sur la mer.
Bien sûr, détruire la pierre n’est pas possible. On la change seulement de place. De toute façon, elle durera plus que les hommes qui s’en servent. Pour le moment, elle appuie leur volonté d’action. Cela même sans doute est inutile. Mais changer les choses de place, c’est le travail des hommes: il faut choisir de faire cela ou rien. Visiblement, les Oranais ont choisi. Devant cette baie indifférente, pendant des années encore, ils entasseront des amas de cailloux le long de la côte. Dans cent ans, c’est-à-dire demain, il faudra recommencer. Mais aujourd’hui ces amoncellements de rochers témoignent pour les hommes au masque de poussière et de sueur qui circulent au milieu d’eux. Les vrais monuments d’Oran, ce sont encore ses pierres.
La Pierre D’Ariane
Il semble que les Oranais soient comme cet ami de Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette terre irremplaçable, s’écriait: «Fermez la fenêtre, c’est trop beau.» Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes d’Oran, la mer et la terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence