Les merveilles ainsi obtenues sont ensuite exhibées devant les connaisseurs. Il convient, pour apprécier ces plaisirs tirés du boulevard, d’assister aux bals masqués[8] de la jeunesse qui ont lieu tous les soirs sur les grandes artères de la ville. Entre seize et vingt ans, en effet, les jeunes Oranais de la «Société» empruntent leurs modèles d’élégance au cinéma américain et se travestissent avant d’aller dîner. Chevelure ondulée et gominée, débordant d’un feutre penché sur l’oreille gauche et cassé sur l’œil droit, le cou serré dans un col assez considérable pour prendre le relais des cheveux, le nœud de cravate microscopique soutenu par une épingle rigoureuse, le veston à mi-cuisse et la taille tout près des hanches, le pantalon clair et court, les souliers éclatants sur leur triple semelle, cette jeunesse, tous les soirs, fait sonner sur les trottoirs son imperturbable aplomb et le bout ferré de ses chaussures. Elle s’applique en toutes choses à imiter l’allure, la rondeur et la supériorité de M. Clark Gable. À ce titre, les esprits critiques de la ville surnomment communément ces jeunes gens, par la grâce d’une insouciante prononciation, les «Clarque».
Dans tous les cas, les grands boulevards d’Oran sont envahis, à la fin des après-midi, par une armée de sympathiques adolescents qui se donnent le plus grand mal pour paraître de mauvais garçons[9]. Comme les jeunes Oranaises se sentent promises de tout temps à ces gangsters au cœur tendre, elles affichent également le maquillage et l’élégance des grandes actrices américaines. Les mêmes mauvais esprits les appellent en conséquence des «Marlène». Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d’oiseaux monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se toisent et s’évaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des existences parfaites. On assiste alors, disent les jaloux, aux réunions de la commission américaine. Mais on sent à ces mots l’amertume des plus de trente ans qui n’ont rien à faire dans ces jeux. Ils méconnaissent ces congrès quotidiens de la jeunesse et du romanesque. Ce sont, en vérité, les parlements d’oiseaux qu’on rencontre dans la littérature hindoue. Mais on n’agite pas sur les boulevards d’Oran le problème de l’être et l’on ne s’inquiète pas du chemin de la perfection. Il ne reste que des battements d’ailes, des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout l’éclat d’un chant insouciant qui disparaît avec la nuit.
J’entends d’ici Klestakoff: «Il faudra s’occuper de quelque chose d’élevé.» Hélas! il en est bien capable. Qu’on le pousse et il peuplera ce désert avant quelques années. Mais, pour le moment, une âme un peu secrète doit se délivrer dans cette ville facile, avec son défilé de jeunes filles fardées, et cependant incapables d’apprêter l’émotion, simulant si mal la coquetterie que la ruse est tout de suite éventée. S’occuper de quelque chose d’élevé! Voyez plutôt: Santa Cruz ciselée dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port, les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. Peut-être, en effet, tout cela n’est-il pas assez élevé. Mais le grand prix de ces îles surpeuplées, c’est que le cœur s’y dénude. Le silence n’est plus possible que dans les villes bruyantes. D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac: «Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées.»
Le Désert à Oran
Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais: c’est l’ennui.
Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.
On ne peut pas savoir ce qu’est la pierre sans venir à Oran. Dans cette ville poussiéreuse entre toutes, le caillou est roi. On l’aime tant que les commerçants l’exposent dans leurs vitrines pour maintenir des papiers, ou encore pour la seule montre[10]. On en fait des tas le long des rues, sans doute pour le plaisir des yeux, puisque, un an après, le tas est toujours là. Ce qui, ailleurs, tire sa poésie du végétal, prend ici un visage de pierre. On a soigneusement recouvert de poussière la centaine d’arbres qu’on peut rencontrer dans la ville commerçante. Ce sont des végétaux pétrifiés qui laissent tomber de leurs branches une odeur âcre et poussiéreuse. À Alger, les cimetières arabes ont la douceur que l’on sait. À Oran, au-dessus du ravin Ras-el-Aïn, face à la mer cette fois, ce sont, plaqués contre le ciel bleu[11], des champs de cailloux crayeux et friables où le soleil allume d’aveuglants incendies. Au milieu de ces ossements de la terre, un géranium pourpre, de loin en loin, donne sa vie et son sang frais au paysage. La ville entière s’est figée dans une gangue pierreuse. Vue des Planteurs, l’épaisseur des falaises qui l’enserrent est telle que le paysage devient irréel à force d’être minéral. L’homme en est proscrit. Tant de beauté pesante semble venir d’un autre monde.
Si l’on peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est seul roi, alors Oran attend ses prophètes. Tout autour et au-dessus de la ville, la nature brutale de l’Afrique est en effet parée de ses brûlants prestiges. Elle fait éclater le décor malencontreux dont on la couvre, elle pousse ses cris violents entre chaque maison et au-dessus de tous les toits. Si l’on monte sur une des routes, au flanc de la montagne de Santa-Cruz, ce qui apparaît d’abord, ce sont les cubes dispersés et coloriés d’Oran. Mais un peu plus haut, et déjà les falaises déchiquetées qui entourent le plateau s’accroupissent dans la mer comme des bêtes rouges. Un peu plus haut encore, et de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent et confondent la ville débraillée, dispersée sans ordre aux quatre coins d’un paysage rocheux. Ce qui s’oppose ici, c’est la magnifique anarchie humaine et la permanence d’une mer toujours égale. Cela suffit pour que monte vers la route à flanc de coteau[12] une bouleversante odeur de vie.
Le désert a quelque chose d’implacable. Le ciel minéral d’Oran, ses rues et ses arbres dans leur enduit de poussière, tout contribue à créer cet univers épais et impassible où le cœur et l’esprit ne sont jamais distraits d’eux-mêmes, ni de leur seul objet qui est l’homme. Je parle ici de retraites difficiles. On écrit des livres sur Florence ou Athènes. Ces villes ont formé tant d’esprits européens qu’il faut bien qu’elles aient un sens. Elles gardent de quoi attendrir ou exalter. Elles apaisent une certaine faim de l’âme dont l’aliment est le souvenir. Mais comment s’attendrir sur une ville où rien ne sollicite l’esprit, où la laideur même est anonyme, où le passé est réduit à rien? Le vide, l’ennui, un ciel indifférent, quelles sont les séductions de ces lieux? C’est sans doute la solitude et, peut-être, la créature. Pour une certaine race d’hommes, la créature, partout où elle est belle, est une amère patrie. Oran est l’une de ses mille capitales.
Les Jeux
Le Central Sporting Club, rue du Fondouk, à Oran, donne une soirée pugilistique dont il affirme qu’elle sera appréciée par les vrais amateurs. En style clair, cela signifie que les boxeurs à l’affiche sont loin d’être des vedettes, que quelques-uns d’entre eux montent sur le ring pour la première fois, et qu’en conséquence on peut compter, sinon sur la science, du moins sur le cœur des adversaires. Un Oranais m’ayant électrisé par la promesse formelle «qu’il y aurait du sang», je me trouve ce soir-là parmi les vrais amateurs.
Apparemment,