– Vous en êtes sûr? interrogea anxieusement Robert Darzac.
– Absolument sûr!… Je feignis un léger malaise; nous montâmes en voiture et je dis au cocher de pousser son cheval. L'homme était toujours debout sur le trottoir nous fixant de son regard glacé, quand nous nous mîmes en route.
– Et vous êtes sûr que ma femme ne l'a pas vu? redemanda Darzac, de plus en plus agité.
– Oh! certain, vous dis-je…
– Mon Dieu! interrompit Rouletabille, si vous pensez, Monsieur Darzac, que vous puissiez abuser longtemps votre femme sur la réalité de la réapparition de Larsan, vous vous faites de bien grandes illusions.
– Cependant, répliqua Darzac, dès la fin de notre voyage, l'idée d'une hallucination avait fait de grands progrès dans son esprit et en arrivant à Garavan, elle me paraissait presque calme.
– En arrivant à Garavan? fit Rouletabille, voilà, mon cher Monsieur Darzac, la dépêche que votre femme m'envoyait.»
Et le reporter lui tendit le télégramme où il n'y avait que ces deux mots: «Au secours!»
Sur quoi, ce pauvre M. Darzac parut encore plus effondré.
«Elle va redevenir folle!» dit-il, en secouant lamentablement la tête.
C'est ce que nous redoutions tous, et, chose singulière, quand nous arrivâmes enfin en gare de Menton-Garavan, et que nous y trouvâmes M. Stangerson et Mme Darzac, qui étaient sortis malgré la promesse formelle que le professeur avait faite à Arthur Rance, de rester avec sa fille aux Rochers Rouges jusqu'à son retour, pour des raisons qu'il devait lui dire plus tard et qu'il n'avait pas encore eu le temps d'inventer, c'est avec une phrase qui n'était que l'écho de notre terreur que Mme Darzac accueillit Joseph Rouletabille. Aussitôt qu'elle eut aperçu le jeune homme, elle courut à lui, et nous eûmes cette impression qu'elle se contraignait pour ne point, devant nous tous, le serrer dans ses bras. Je vis qu'elle s'accrochait à lui comme un naufragé s'agrippe à la main qui peut seule le sauver de l'abîme. Et je l'entendis qui murmurait: «Je sens que je redeviens folle!» Quant à Rouletabille, je l'avais vu quelquefois aussi pâle, mais jamais d'apparence aussi froide.
VI
Le fort d'Hercule
Quand il descend de la station de Garavan, quelle que soit la saison qui le voit venir en ce pays enchanté, le voyageur peut se croire parvenu en ce jardin des Hespérides, dont les pommes d'or excitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de Némée. Je n'aurais peut-être point cependant, – à l'occasion des innombrables citronniers et orangers qui, dans l'air embaumé, laissent pendre, au long des sentiers, pardessus les clôtures, leurs grappes de soleil, – je n'aurais peut-être point évoqué le souvenir suranné du fils de Jupiter et d'Alcmène si, tout, ici, ne rappelait sa gloire mythologique et sa promenade fabuleuse à la plus douce des rives. On raconte bien que les Phéniciens, en transportant leurs pénates à l'ombre du rocher que devaient habiter un jour les Grimaldi, donnèrent au petit port qu'il abrite et, tout le long de la côte, à un mont, à un cap, à une presqu'île, qui l'ont conservé, ce nom d'Hercule, qui était celui de leur Dieu; mais, moi, j'imagine que, ce nom, ils l'y trouvèrent déjà et que si, en vérité, les divinités, fatiguées de la poussière blonde des chemins de l'Hellade, s'en furent chercher ailleurs un merveilleux séjour, tiède et parfumé, pour s'y reposer de leurs aventures, elles n'en ont point trouvé de plus beau que celui-là. Ce furent les premiers touristes de la Riviera. Le jardin des Hespérides n'était pas ailleurs, et Hercule avait préparé la place à ses camarades de l'Olympe en les débarrassant de ce méchant dragon à cent têtes qui voulait conserver la Côte d'Azur pour lui tout seul. Aussi je ne suis point bien sûr que les os de l'Elephas antiquus, découverts il y a quelques années au fond des Rochers Rouges, ne sont pas les os de ce dragon-là!
Quand, descendant tous de la gare, nous fûmes arrivés, en silence, au rivage, nos yeux furent tout de suite frappés par la silhouette éblouissante du château fort, debout, sur la presqu'île d'Hercule, que les travaux accomplis sur la frontière ont fait, hélas! disparaître depuis une dizaine d'années. Les feux obliques du soleil qui allaient frapper les murs de la vieille Tour Carrée, la faisait éclater sur la mer comme une cuirasse. Elle semblait garder encore, vieille sentinelle, toute rajeunie de lumière, cette baie de Garavan recourbée comme une faucille d'azur. Et puis, au fur et à mesure que nous avançâmes, son éclat s'éteignit. L'astre, derrière nous, s'était incliné vers la crête des monts; les promontoires, à l'occident, s'enveloppaient déjà, à l'approche du soir, de leur écharpe de pourpre, et le château n'était plus qu'une ombre menaçante et hostile quand nous en franchîmes le seuil.
Sur les premières marches d'un étroit escalier qui conduisait à l'une des tours, se tenait une pâle et charmante figure. C'était la femme d'Arthur Rance, la belle et étincelante Edith. Certes, la fiancée de Lammermoor n'était pas plus blanche, le jour où le jeune étranger aux yeux noirs la sauva d'un taureau impétueux; mais Lucie avait les yeux bleus, mais Lucie était blonde, ô Edith!… Ah! quand on veut faire figure romanesque dans un cadre moyenâgeux, figure de princesse incertaine, lointaine, plaintive et mélancolique, il ne faut point avoir ces yeux-là, my lady! Et votre chevelure est plus noire que l'aile d'un corbeau. Cette couleur n'est point dans le genre angélique. Êtes-vous un ange, Edith? Cette langueur est-elle bien naturelle? Cette douceur de vos traits ne ment-elle point? Pardon, de vous poser toutes ces questions, Edith; mais, quand je vous ai vue pour la première fois, après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute votre blanche image, immobile sur ce perron de pierre, j'ai suivi le regard noir de vos yeux qui s'est posé sur la fille du professeur Stangerson, et il avait un éclat dur qui faisait un contraste étrange avec le timbre amical de votre voix et le sourire nonchalant de votre bouche.
La voix de cette jeune femme est d'un charme sûr; la grâce de toute sa personne est parfaite; son geste est harmonieux. Aux présentations dont Arthur Rance s'est naturellement chargé, elle répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, la plus hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pour conserver notre liberté; nous formulons la possibilité de gîter ailleurs qu'au château d'Hercule. Elle a une moue délicieuse, hausse les épaules d'un geste enfantin, déclare que nos chambres sont prêtes et parle d'autre chose.
«Venez! Venez! Vous ne connaissez pas le château. Vous allez voir!… Vous allez voir!… Oh! je vous montrerai la Louve une autre fois… C'est le seul coin triste d'ici! c'est lugubre! sombre et froid! ça fait peur! j'adore avoir peur!… Oh! monsieur Rouletabille, vous me raconterez, n'est-ce pas, des histoires qui me feront peur!…»
Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marche comme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie, dans ce jardin d'Orient, entre cette vieille tour menaçante et les frêles arceaux fleuris d'une chapelle en ruine. La vaste cour que nous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantes grasses, d'herbes et de feuillages, de cactus et d'aloès, de lauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu'on jurerait qu'un printemps éternel a élu domicile dans cette enceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la gent de guerre. Cette cour, de par l'aide des vents du ciel et de par la négligence des hommes, était devenue naturellement jardin, un beau jardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a fait tailler le moins possible et qu'elle n'a point tenté de ramener, trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette verdure et tout cet embaumement, on apercevait la plus gracieuse chose qui se pût imaginer en architecture défunte. Figurez-vous les plus purs arceaux d'un gothique flamboyant, élevés sur les premières assises de la