«Bon appétit! lui fis-je.
– Monsieur, me répondit-il, tout barbouillé de jus vermeil, moi, je n'aime que les fruits.
– Ça tombe bien, répliquai-je; mais quand il n'y a pas d'oranges?
– Je travaille au charbon.»
Et sa menotte, s'étant engouffrée dans le sac, en sortit avec un énorme morceau de charbon.
Le jus de l'orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette. Cette guenille avait une poche. Le petit sortit de la poche un mouchoir inénarrable et, soigneusement, essuya sa guenille. Puis il remit avec orgueil son mouchoir dans sa poche.
«Qu'est-ce que fait ton père? demandai-je.
– Il est pauvre.
– Oui, mais qu'est-ce qu'il fait?»
Le pêcheur d'oranges eut un mouvement d'épaules.
«Il ne fait rien, puisqu'il est pauvre!»
Mon questionnaire sur sa généalogie n'avait point l'air de lui plaire.
Il fila le long du quai et je le suivis; nous arrivâmes ainsi au «gardiennage», petit carré de mer où l'on tient en garde les petits yachts de plaisance, les petits bateaux bien propres d'acajou ciré, les petits navires d'une toilette irréprochable. Mon gamin les considérait d'un oeil connaisseur et prenait à cette inspection un vif plaisir. Une embarcation jolie, toute sa voile dehors – elle n'en avait qu'une – accosta. Cette voile était immaculée, gonflait son albe triangle, éclatant dans le radieux soleil.
«Voilà du beau linge!» fit mon bonhomme.
Là-dessus, il marcha dans une flaque, et sa jaquette, qui décidément le préoccupait au-dessus de toutes choses, en fut tout éclaboussée. Quel désastre! Il en aurait pleuré. Vite, il sortit son mouchoir et essuya, essuya, puis il me regarda d'un oeil suppliant et me dit:
«Monsieur! je ne suis pas sale par derrière?…» Je lui en donnai ma parole d'honneur. Alors, confiant, il remit encore une fois son mouchoir dans sa poche. À quelques pas de là, sur le trottoir qui longe les vieilles maisons jaunes ou rouges ou bleues, les maisons dont les fenêtres étalent la lessive des chiffons multicolores, il y avait, derrière des tables, des marchandes de moules. Les petites tables étalaient les moules, un couteau rouillé, un flacon de vinaigre.
Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moules étaient fraîches et tentantes, je dis au pêcheur d'oranges:
«Si tu n'aimais pas que les fruits, je pourrais t'offrir une douzaine de moules.»
Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes, tous deux, à manger des moules. La marchande nous les ouvrait et nous dégustions. Elle voulut nous servir du vinaigre, mais mon compagnon l'arrêta d'un geste impérieux. Il ouvrit son sac, tâtonna, et sortit triomphalement un citron. Le citron, ayant voisiné avec le morceau de charbon, était passé au noir. Mais son propriétaire reprit son mouchoir et essuya. Puis il coupa le fruit et m'en offrit la moitié, mais j'aime les moules pour elles-mêmes et je le remerciai.
Après déjeuner, nous revînmes sur le quai. Le pêcheur d'oranges me demanda une cigarette qu'il alluma avec une allumette qu'il avait dans une autre poche de sa jaquette.
Alors, la cigarette aux lèvres, lançant vers le ciel des bouffées comme un homme, le bambin se campa sur une dalle au-dessus de l'eau, et, le regard fixé tout là-haut sur Notre-Dame-de-la-Garde, il se mit dans la position du gamin célèbre qui fait le plus bel ornement de Bruxelles. Il ne perdait pas un pouce de sa taille, était très fier et semblait vouloir emplir le port.
Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M. Gaston Leroux qui venait à lui le journal à la main. Le gamin lut l'article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent sous. Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l'accepter. Il trouva même ce don fort naturel. «Je prends votre pièce, dit-il à Gaston Leroux, à titre de collaborateur.» Avec ces cent sous, il s'acheta une magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires, et il alla s'installer en face de Brégaillon. Pendant deux ans, il s'empara des pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit la traditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il s'asseyait sur sa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété qu'il avait trouvé au fond de sa boîte, l'ambition lui était venue. Il avait reçu une trop bonne éducation et une trop bonne instruction primaire pour ne point comprendre que, s'il n'achevait pas lui- même ce que d'autres avaient si bien commencé, il se privait de la meilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans le monde.
Les clients finirent par s'intéresser à ce petit décrotteur qui avait toujours sur sa boîte quelques bouquins d'histoire ou de mathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu'il lui donna une place de groom dans ses bureaux.
Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir et put faire quelques économies. À seize ans, ayant un peu d'argent en poche, il prenait le train pour Paris. Qu'allait-il y faire? Y chercher la Dame en noir. Pas un jour il n'avait cessé de penser à la mystérieuse visiteuse du parloir et, bien qu'elle ne lui eût jamais dit qu'elle habitât la capitale, il était persuadé qu'aucune autre ville du monde n'était digne de posséder une dame qui avait un aussi joli parfum. Et puis, les petits collégiens eux-mêmes qui avaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand elle se glissait dans le parloir, ne disaient-ils point: «Tiens! La Parisienne est venue aujourd'hui!» Il eût été difficile de préciser l'idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-être bien l'ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de «voir» la Dame en noir, de la regarder passer de loin comme un dévot regarde passer une sainte image? Oserait-il l'aborder? L'affreuse histoire de vol dont l'importance n'avait fait que grandir dans l'imagination de Rouletabille n'était-elle point toujours entre eux comme une barrière qu'il n'avait pas le droit de franchir? Peut-être bien… peut-être bien, mais enfin il voulait la voir, de cela seulement il était tout à fait sûr.
Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. Gaston Leroux et s'en fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne se sentant aucun goût bien précis pour un métier quelconque, ce qui était tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travail comme la sienne, il avait résolu de se faire journaliste et il lui demanda, tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux tenta de le détourner d'un aussi funeste projet, mais en vain. C'est alors que, de guerre lasse, il lui dit:
«Mon petit ami, puisque vous n'avez rien à faire, tâchez donc de trouver «le pied gauche de la rue Oberkampf».
Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchir au pauvre Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait de lui. Cependant, ayant acheté les feuilles, il lut que le journal l'Époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait le débris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf. Le reste, nous le connaissons.
Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j'ai raconté comment Rouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon aussi lui fut révélée du même coup, à lui-même, sa singulière profession qui devait être toute sa vie de commencer à raisonner quand les autres avaient fini.
J'ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l'Élysée où il sentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s'aperçut alors qu'il suivait Mlle Stangerson. Qu'ajouterais-je de plus? Des considérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille à propos de ce parfum lors des événements du Glandier et surtout depuis son voyage en Amérique! On les devine. Toutes ses hésitations, toutes ses «sautes» d'humeur, qui donc maintenant ne les comprendrait pas? Les renseignements rapportés par lui de Cincinnati sur l'enfant de celle qui avait été la femme de Jean Roussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner à penser qu'il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependant pour qu'il pût en être sûr! Cependant son instinct le portait si victorieusement vers la fille du professeur qu'il avait toutes les peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou,