Distillateurs d'accords baroques,
Dont tant d'idiots sont férus,
Chez les Thraces et les Iroques
Portez vos opéras bourrus, etc.
A ce point de vue, il n'y a qu'un pas de Rameau à R. Wagner.
Avant qu'on montât Tannhœuser à l'Opéra de Paris, l'auteur donna plusieurs concerts au Théâtre-Italien, où il fit entendre des fragments de ses ouvrages, appartenant à sa première et à sa seconde manière, en y joignant le prélude de Tristan et Iseult, qui appartient à la troisième. Or, à ce moment, on n'avait pas encore les préjugés ni les causes de mécontentement qu'on a eus plus tard. Voici le tableau exact que fait Berlioz de ces concerts, sous réserve des préventions jalouses qu'il avait naturellement contre ce qu'il appelle le système de Wagner, quoique cette désignation ne puisse s'appliquer ici qu'aux œuvres de la seconde manière: le Vaisseau fantôme, Tannhœuser et Lohengrin. «Un certain nombre d'auditeurs, sans préventions ni préjugés, a bien vite reconnu les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système; un plus grand n'a rien semblé reconnaître en Wagner qu'une volonté violente, et dans sa musique, qu'un bruit fastidieux et irritant.» Avant de continuer, remarquons bien qu'il s'agit des ouvertures de Rienzi, du Vaisseau fantôme et de Tannhœuser, du prélude de Lohengrin, de la marche avec chœur de Tannhœuser, du chœur nuptial de Lohengrin et d'autres morceaux aussi faciles à comprendre. Je reprends ma citation: «Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer, le soir du premier concert: c'étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait..... Ce qui se débite alors de non-sens, d'absurdités et même de mensonges est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu'il s'agit d'apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris prennent seuls la parole et empêchent le bon sens et le goût de parler.» La sortie finale contre la musique qui court les rues est faite dans un but visible, au profit non pas de Wagner, mais de Berlioz lui-même; lui aussi a vu, pendant toute sa vie, une foule de gens «reconnaître les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système».
L'hostilité qu'ont rencontrée Rameau, Gluck, Berlioz et R. Wagner s'est produite pour bien d'autres compositeurs, sans excepter même Beethoven. Ne sait-on pas que lorsque Habeneck fonda la Société des concerts du Conservatoire pour faire connaître les symphonies de Beethoven, celles-ci furent critiquées et réprouvées par un bon nombre de compositeurs français, les plus célèbres en tête? Pendant bien longtemps, la grande majorité du public et des critiques a regardé la symphonie avec chœurs comme une aberration; on l'apprécie depuis peu d'années seulement; le finale a eu le plus de peine à être compris. Sur ce point encore, on peut consulter les souvenirs de Berlioz, confirmés par d'autres écrivains. Voici ce qu'il dit des premières auditions qui eurent lieu aux concerts spirituels de l'Opéra: «On ne croirait pas aujourd'hui de quelle réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes. C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures, d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une expression outrée, trop bruyant et d'une difficulté horrible.» C'est absolument ce qu'en 1861 on disait de Tannhœuser, après en avoir dit autant des œuvres de Berlioz. Habeneck, pour faire passer la symphonie en ré majeur, fut obligé d'y faire des coupures et de remplacer le larghetto par l'allegretto (appelé ordinairement l'andante) de la symphonie en la majeur. Or, la symphonie en ré est la deuxième, et le larghetto se rapproche beaucoup du style de Mozart. «A la première audition des passages marqués au crayon rouge, Kreutzer s'enfuit, et son opinion était celle de la grande majorité des musiciens de Paris». Cette fois-ci, le public véritable fit comme plus tard aux concerts Pasdeloup; grâce à la persévérance d'Habeneck et de son orchestre, Beethoven eut gain de cause. Et remarquons-le bien, il ne pouvait exister de préventions personnelles pour ou contre la personne de Beethoven; qu'est-ce donc quand ces préventions s'en mêlent? D'une part on accepte un ouvrage médiocre, et on l'applaudit, parce qu'il est signé d'un nom respecté ou aimé; d'autre part on siffle, ou l'on refuse même d'écouter une œuvre, parce qu'on a une antipathie contre l'auteur et qu'il a été décrié à tort ou à raison. Ce n'est pas la peine d'insister ni de parler encore de Berlioz et de Wagner; mais n'est-ce pas une chose assez curieuse qu'un musicien d'un genre tout autre ait été traité, injurié, décrié comme ils l'ont été: je veux parler d'Offenbach? Décidément l'auteur des Deux Aveugles, tout comme Berlioz, a bien fait de mourir, ne fût-ce que dans l'intérêt de ses Contes d'Hoffmann.
Les préventions pour ou contre un compositeur ont parfois un côté plaisant. Au temps de la rivalité de Gluck et de Piccini, les partisans de l'un des maîtres quittèrent un jour brusquement une salle de concert, croyant qu'on allait chanter un air de l'autre, tandis que l'air était de Jomelli. Berlioz raconte comment il a fait entendre un fragment de son Enfance du Christ sous le nom imaginaire d'un ancien compositeur, Pierre Ducré. L'Irato de Méhul a d'abord été donné sous un pseudonyme italien; on raconte même que Méhul a voulu mystifier Napoléon Ier, mais le fait est controuvé. De nos jours, on maltraite souvent tel ou tel compositeur, sous prétexte qu'il est wagnérien, quand même c'est la dernière de ses pensées.
Une fois engagé dans cette voie, on trouve beau tout ce qui ressemble à la musique qu'on affectionne, et mauvais tout ce qui n'y ressemble pas. On ne tient compte ni de la différence des temps, ni de la différence des nations. On ne veut pas admettre, par exemple, que les Allemands puissent, sans avoir tort, accepter au théâtre des pièces qui ne sont pas conformes aux habitudes du public et des librettistes français. Les drames lyriques de Wagner ne sont pas seuls dans ce cas. D'ailleurs, il y a des sujets nationaux ou légendaires qui peuvent intéresser telle nation plus que telle autre; on ne s'en persuade pas moins qu'on a seul bon goût et que les autres se trompent.
Plus on met de fanatisme et d'intolérance à faire triompher une opinion, plus on prouve que cette opinion repose sur une impression purement personnelle. On en arrive à vouloir même empêcher les autres d'écouter une musique qu'on n'aime pas soi-même, oubliant le précepte: «Si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres.» Considérée ainsi, la musique est bien le jouet de la mode, des goûts personnels, des impressions purement sensuelles, je pourrais ajouter: et du despotisme le plus sot et le plus ridicule qu'on puisse voir. Pourquoi chacun ne pourrait-il pas suivre son goût en musique, comme par exemple en peinture? On n'est pas plus forcé d'écouter une musique qu'on n'aime pas, que de regarder un tableau. Que chacun prenne son plaisir où il le trouve, à condition qu'il n'empêche pas les autres d'en faire autant.
DEUXIÈME PARTIE
III
LA MUSIQUE IMITATIVE
Jusqu'à présent, je me suis occupé des erreurs provenant de la situation, de l'ignorance, des préjugés, du mauvais goût, de l'égoïsme des auditeurs. Il existe des causes d'illusion d'un effet moins bruyant, moins violent, moins funeste, mais qui peuvent influer sur le caractère et la valeur d'une œuvre, sur la tendance générale de l'art, quoique toutes les aberrations finissent toujours par être jugées et qu'elles n'empêchent jamais l'art de reprendre sa direction rationnelle et légitime. S'il ne faut pas voir dans la musique un pur instrument de plaisir, il ne faut pas non plus, passez-moi le mot, y chercher midi à quatorze heures, en prétendant lui faire dire plus qu'elle ne peut dire. Je veux parler des aberrations qu'on