Il est impossible de ne pas voir dans tous ces changements la double force de l'habitude, telle que je l'ai définie; tant qu'un ouvrage répond au goût du public et que, par conséquent, il est à la mode, on l'admire, on le prône comme un chef-d'œuvre, et l'on supporte difficilement la contradiction; quand on en est fatigué et qu'on l'abandonne pour une idole nouvelle, on reporte sur celle-ci l'engouement, les formules admiratives et l'intolérance qu'on avait mis au service de la divinité délaissée.
J'ai dit que le public ne juge la musique que d'après son plaisir; il y a cependant des amateurs qui ne s'en tiennent pas à l'effet sensuel; ils veulent que la musique ait un rapport suffisant avec l'action théâtrale qu'elle accompagne. Ces amateurs dédaignent l'opérette; il y en a même qui estiment peu l'opéra-comique, surtout l'opéra-comique moderne; cela ne les empêche très probablement pas de se faire illusion bien des fois sur la musique de grand-opéra. En tout cas, il ne faut pas demander à la masse du public de raisonner ses sensations; mieux vaut lui laisser la franchise et la naïveté de ses impressions. Le plus souvent quand on raisonne, on ne cherche qu'à justifier ses propres opinions, ses affections et ses antipathies. Cette règle s'applique avec peu d'exceptions, non seulement au public, mais aussi aux esthéticiens et à la presse.
L'effet de l'habitude exerce une grande influence sur les œuvres musicales elles-mêmes. Du moment où certaines formes mélodiques séduisent le public, les compositeurs s'en emparent avec empressement. Une mélodie plaît-elle, il faut la répéter, soit avec un second couplet, soit sans changement de paroles, d'abord parce qu'elle plaît, ensuite parce qu'un trop fréquent changement de motifs fatiguerait l'attention de l'auditeur et le dérouterait; il aime mieux savourer un plat et y revenir, avant de s'en faire servir un nouveau. Il aime aussi sentir bien la fin et les principales divisions d'un motif, afin de relâcher un peu son attention pendant les phrases secondaires ou formant remplissage. Certaines formules ou cadences mélodiques ou harmoniques sont fort utiles à cet effet; plus elles sont marquées, mieux elles remplissent leur destination. Les récitatifs aussi sont aptes à laisser reposer l'esprit; les ritournelles sont excellentes pour annoncer un air nouveau et le recommander à l'attention des auditeurs. Que les formes conventionnelles s'accordent ou non avec l'action dramatique; qu'elles l'arrêtent ou la contrecarrent, cela importe peu; elles sont nécessaires pour faciliter au public l'intelligence de la musique. Elles font très bien aussi l'affaire des compositeurs; passez-moi le mot: elles constituent un excellent oreiller de paresse, une ressource commode et lucrative. Rien n'est plus facile que d'arranger une mélodie d'après ces formes conventionnelles et d'y ajouter le remplissage nécessaire.
L'habitude et la convention ne s'étendent pas seulement à la mélodie et à la coupe des morceaux, mais aussi à l'harmonie et même à l'instrumentation. Quand les œuvres de Rossini commencèrent à se répandre en France, n'appelait-on pas l'auteur: Il Signor Vacarmini? Cela n'a pas empêché les compositeurs de lui emprunter ses formes mélodiques, son crescendo et sa cadence harmonique favorite, quoiqu'elle ne fût pas de son invention. Et quand parurent les opéras de Meyerbeer, les partisans de Rossini n'ont-ils pas traité sa musique comme pauvre de mélodie, lourde et trop bruyante? Et Berlioz? et R. Wagner?
Ces méprises se commettent d'autant plus facilement que beaucoup de gens ont l'habitude de ne s'occuper au théâtre que de la musique. Ne comprenant pas souvent les paroles chantées, ils prennent le parti de n'en tenir à peu près aucun compte; les compositeurs prennent la même voie et la trouvent fort commode. Il y a même des personnes qui en font autant pour la pièce d'un opéra. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de critiquer non seulement les paroles en détail, mais le texte d'un opéra dans son ensemble: «Que m'importe la pièce?» me répondait-on; «j'écoute la musique.» Assurément le succès de la Flûte enchantée à l'Opéra-Comique est dû uniquement à la musique de Mozart, pourvu qu'elle soit exécutée convenablement. La pièce allemande, quoi qu'on en puisse dire, a du moins un caractère et une raison d'être; l'arrangement, ou plutôt le dérangement français, n'a d'autre raison d'être que la musique de Mozart, l'action est absolument inepte. Les personnes mêmes qui, à l'Opéra, applaudissent Don Juan, ou plutôt certains morceaux de l'œuvre, ne se doutent pas de l'importance du texte italien sur lequel la musique a été écrite.
Les habitués de l'ancien Théâtre-Italien faisaient assurément peu de cas d'une pièce et aucun du texte; la musique et les chanteurs les occupaient à peu près exclusivement.
Et chaque fois qu'on chante dans une langue que le public ne comprend pas? N'a-t-on pas voulu nous faire entendre, il y a peu de temps, Lohengrin en allemand? Puis on y a renoncé pour nous le promettre en italien. Mieux encore vaut l'allemand.
Quand une éducation musicale a été mal faite, l'habitude peut avoir pour effet d'égarer, de dépraver le goût. Croit-on, par exemple, que les jeunes personnes qui, pendant des années, font leurs délices de musique de danse, de frivoles ou insipides morceaux de piano, de plates romances, soient en mesure de juger ou de goûter la musique sérieuse? Cela me rappelle un mot de Seghers, mort en 1881, et qui, après avoir été un des fondateurs de la Société des concerts du Conservatoire, avait organisé en 1849 la Société Sainte-Cécile, par laquelle il a fait connaître beaucoup d'ouvrages classiques et des œuvres de jeunes compositeurs. Ce ne fut pas sa faute si cette Société n'a duré que quelques années. Un soir, dans un concert, il me parlait de musique classique: «Voyez-vous,» me dit-il à demi-voix, en me montrant le public; «ce ne sont pas ces gens-là qui comprendront la musique; ce sont les blouses!» Il voulait évidemment dire qu'il vaut mieux n'avoir guère d'éducation musicale que d'en avoir une mal faite et frivole. Dans le premier cas, on écoute naïvement, avec la conviction de son ignorance, et l'on ne demande pas mieux que de comprendre les œuvres des maîtres de l'art; pourvu que l'on comprenne un peu, on cherche à comprendre davantage; on est même heureux de comprendre. C'est précisément ce qui est arrivé lors de la création des concerts Pasdeloup.
L'amour-propre joue dans les jugements un rôle beaucoup plus grand qu'on ne le croirait au premier abord. L'instruction insuffisante, l'habitude et l'amour-propre, voilà les trois causes principales d'erreur, en laissant toujours de côté la mauvaise foi, qui, d'ailleurs, repose aussi sur l'amour-propre. Du moment où l'on a pris l'habitude d'une certaine musique, on se croit bon juge, et l'on est porté à repousser celle qui en diffère beaucoup. Quand on a jugé, on ne veut pas se rétracter; il y a plus: dire à un homme que ce qu'il adore n'est que du clinquant, ou ne vaut pas ce qui lui déplaît, c'est presque comme si on lui disait qu'il a mauvais goût ou n'entend rien à ce qu'il prétend juger. Telle est du moins la manière dont la grande majorité des gens prend les choses.
C'est précisément la manière de faire d'une question d'art une question personnelle, qui produit les luttes passionnées où la courtoisie du langage et des actes est rarement respectée. Les exemples abondent dans la querelle des gluckistes et des piccinistes; je préfère en citer un plus ancien et un autre aussi récent.
Voici comment Maret, contemporain de Rameau et son collègue à l'Académie de Dijon, rend compte de la première représentation d'Hippolyte et Aricie:
«La toile fut à peine levée, qu'il se forma dans le parterre un bruit sourd qui, croissant de plus en plus, annonça bientôt à Rameau la chute la moins équivoque. Ce n'était pas cependant que tous les spectateurs contribuassent à former un jugement aussi injuste; mais ceux qui n'avaient d'autre intérêt que celui de la vérité ne pouvaient encore se rendre raison de ce qu'ils sentaient, et le silence que leur dicta la prudence livra