Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)
CHAPITRE I.
1654-1655
Projets de Mazarin.—Fausse position de Condé.—Il est le seul espoir des partis intérieurs qui s'opposent à Mazarin.—Dix mille Français ont suivi Condé.—L'absence des plus notables se fait remarquer au sacre du roi.—Nouvelle crise des affaires de France.—Siége d'Arras par Condé.—Projet d'Hocquincourt.—Menaces des parlements.—Turenne fait lever le siége d'Arras.—La duchesse de Châtillon est employée pour traiter avec d'Hocquincourt.—Le jeune roi intervient en personne pour imposer silence au parlement.—Différence qui existe entre la position du roi d'Angleterre et celle du roi de France.—Le parlement hasarde des remontrances.—Mazarin fait des coups d'autorité.—Il y joint la flatterie et la corruption.—Embarras que cause à Mazarin l'inimitié de Retz.—Fautes de celui-ci.—Il donne la démission de son archevêché.—Est transporté à Nantes.—S'en échappe.—Se fracasse l'épaule.—Est sur le point d'être pris.—Il traverse l'Espagne, et arrive à Rome assez à temps pour l'élection d'un nouveau pape.—Il intrigue contre Mazarin.—Lettre de Retz à Mme de Sévigné.—Différends entre Ménage et le cardinal de Retz.—Ménage brouillé aussi avec Bussy.—Lettre de madame de Sévigné à Ménage.—Elle y fait mention de Girault.—Détails sur Girault.
Nous avons laissé, dans la première partie de ces Mémoires, madame de Sévigné à sa terre des Rochers. Ses liaisons de parenté et d'amitié avec le cardinal de Retz l'enchaînaient aux événements politiques qui complétèrent le dénoûment de la Fronde; et comme ils devaient aussi l'occuper dans sa solitude, il est nécessaire de les faire connaître.
Au milieu de toutes les fêtes et de toutes les intrigues secrètes, tandis que Louis grandissait, et que des maîtres habiles, ou mieux encore les événements de chaque jour, achevaient son éducation d'homme et de roi, Mazarin poursuivait ses projets, Condé et les Espagnols les leurs. Mazarin fondait son ambition sur le rétablissement du pouvoir royal et sur la grandeur de la France; Condé, sa puissance sur le renversement du ministre et sur l'ascendant que lui promettait la victoire; mais il était obligé de se prémunir contre les faveurs qu'il savait lui ravir, pour qu'elles ne tournassent pas uniquement au profit des Espagnols. Ceux-ci, de leur côté, ne secondaient qu'avec défiance le génie de Condé, craignant toujours qu'au lieu d'être un instrument de leur puissance, il ne devînt un obstacle par les succès même obtenus avec leurs propres troupes.
Cette fausse position de Condé faisait la force de la France et la faiblesse de ses ennemis. Elle aurait fourni les moyens de terminer promptement la lutte, si cet état de choses n'avait pas été la suite et le résultat de divisions intestines. Les partis étaient comprimés, mais non anéantis; leurs débris s'étaient réunis. Les partisans des princes et ceux de Retz et des parlements, c'est-à-dire les princistes, les indépendants, les frondeurs, et même les royalistes mécontents, ne formaient plus qu'une seule phalange agissant contre Mazarin, leur ennemi commun. Ils entretenaient entre eux une correspondance active. Trop faibles pour renouveler leurs attaques à force ouverte, ils conspiraient dans l'ombre contre le gouvernement, et surtout contre la vie du premier ministre1. Toutes leurs espérances se rattachaient à Condé, qu'un arrêt du parlement avait reconnu criminel de lèse-majesté, et condamné à perdre ses biens, ses honneurs et sa vie, déclarant en même temps sa postérité déchue de tous ses droits à la couronne2. Dix mille Français qui avaient suivi Condé se trouvaient proscrits avec lui, et à leur tête on comptait des Montmorency, des Foix, des Duras, des La Trémouille, des Coligny. Le sacre du jeune roi, qui eut lieu à Reims le 7 juin3, montra, par l'absence de ceux auxquels des droits imprescriptibles assuraient une part dans cette auguste cérémonie, de quels puissants soutiens le trône se trouvait privé, combien était large et profonde la blessure que la révolte faisait à la monarchie.
L'occupation que le sacre donna au gouvernement français, la pénurie d'argent qu'éprouvaient les Espagnols, firent que le mois de juin arriva sans que dans le nord on fût entré en campagne. Mais depuis lors les opérations de la guerre, les négociations, et les intrigues, non moins efficaces, des ruelles furent poussées avec une prodigieuse activité, et mirent encore les affaires de la France dans une crise qui la plaçait sur le penchant de l'abîme. Arras était assiégé par Condé; des lignes formidables entouraient cette ville; sa prise paraissait certaine. Le duc de Lorraine, sacrifié par Fuensaldagne aux ressentiments et aux craintes qu'inspirait sa perfidie, avait été arrêté; toutes les forces d'une grande et guerrière province étaient tournées contre la France, et donnaient les moyens de pénétrer jusqu'à sa capitale4. Les séductions de la duchesse de Châtillon avaient arraché au maréchal d'Hocquincourt la promesse de livrer au prince de Condé Péronne et Ham, deux des principales clefs du royaume5. Les parlements essayaient de ressaisir le pouvoir qu'ils avaient perdu. Tous ces graves événements donnèrent à Mazarin et à Turenne des occasions de déployer l'activité de leur génie.
Le siége d'Arras fut levé par la hardiesse de Turenne, qui pénétra dans ces redoutables retranchements, réputés infranchissables. Condé prévint la destruction de l'armée espagnole par une savante retraite, et couvrit la Flandre, qui eût été aussitôt envahie par l'armée française après sa victoire. Quand tout paraissait perdu, il sauva tout6; et de son côté Turenne raffermit la fortune de la France au moment même où elle paraissait le plus ébranlée. La prise du Quesnoy et celle de Clermont en Argonne ne furent que les moindres conséquences de son succès. Les génies de ces deux grands capitaines parurent dans ces circonstances avoir changé de nature. Turenne déploya la brillante audace et l'irrésistible impétuosité de Condé, et Condé fit voir ce prudent courage, ces admirables prévoyances par où Turenne s'était rendu célèbre.
Hocquincourt commandait dans Péronne, et l'on savait que les Espagnols lui offraient pour leur remettre cette place un prix supérieur à celui que le gouvernement de France lui promettait pour rester fidèle. La trahison qu'il méditait fut empêchée par la duchesse de Châtillon, qu'il aimait. Mazarin la mit en chartre privée chez l'abbé Fouquet, qui la força d'écrire au maréchal d'Hocquincourt, afin de l'engager à procurer sa délivrance, en acceptant les propositions qui lui étaient faites par le premier ministre7. La maréchale d'Hocquincourt, adroite et spirituelle, fut aussi habilement employée par Mazarin en cette négociation. Elle détermina son mari à accepter les six cent mille livres qui lui étaient proposées, et obtint son consentement pour que Péronne fût livrée à leur fils aîné, qu'elle en fit nommer gouverneur. La duchesse de Châtillon fut, en vertu des mêmes stipulations, remise en liberté; mais le maréchal d'Hocquincourt acquit bientôt la preuve de ses nombreuses infidélités. Il s'était trop engagé, pour oser se replacer sans crainte sous la puissance du roi; il se jeta dans Hesdin, révolté, passa ensuite du côté des Espagnols, et fut tué en défendant Dunkerque8.
Le parlement, enhardi par les embarras du gouvernement et les progrès que faisait l'armée de Condé, voulut délibérer de nouveau sur les édits relatifs aux impôts vérifiés en lit de justice, sous prétexte qu'alors la présence du roi avait ôté la liberté des suffrages. Dans cette circonstance critique, Mazarin employa utilement l'intervention personnelle du jeune monarque, et jugea que s'il n'était pas encore assez mûr pour gouverner, il était d'âge à commencer à régner. Louis XIV partit donc un jour de Vincennes, et entra dans la salle du parlement assemblé, en justaucorps rouge, un fouet à la main, un chapeau gris sur la tête, et suivi de son cortége, comme lui vêtu en équipage de chasse. Il parla avec toute la hauteur du commandement, et déclara que sa volonté était que son parlement s'abstînt à l'avenir de toute délibération concernant l'administration de son royaume9. Mazarin avait compris que, dans une monarchie telle que la France, il ne suffisait pas au ministre d'exercer l'autorité au nom du roi, mais que pour s'assurer une obéissance prompte, facile, exempte de trouble et de résistance, il fallait encore qu'on fût bien convaincu que les ordres que ce ministre donnait étaient conformes à la volonté propre du monarque. Ceux qui de nos jours ont rêvé en France