Maintenant, si le sujet vous intéresse, cherchez dans les livres d'histoire le récit des grandes insurrections des pastoureaux, des vaudois, des beggards, des fratricelles, des lolhards, des wickléfistes, des turlupins, etc. Je ne me charge de vous raconter que celles des hussites et des taborites qui n'en font qu'une. L'histoire de toutes ces sectes et d'une quantité d'autres que je ne vous nomme pas, n'en forme qu'une non plus, quoi qu'en puissent dire les érudits qui ont voulu faire de si grandes distinctions entre elles10. C'est l'histoire du Joannisme, c'est-à-dire l'interprétation et l'application de l'Évangile fraternel et égalitaire de saint Jean. C'est la doctrine de l'Évangile éternelle ou de la religion du Saint-Esprit, qui remplit tout le moyen âge et qui est la clef de toutes ses convulsions, de tous ses mystères. Trouvez-moi une autre clef pour ouvrir tous les problèmes du temps présent, sinon permettez-moi de commencer mon récit; car il ressemble beaucoup jusqu'ici à celui du caporal Trimm, qui s'appelait précisément l'Histoire des sept châteaux du roi de Bohême.
II
Nous avons justement laissé le roi de Bohème, Wenceslas l'ivrogne, dans un de ses châteaux (c'était je crois, celui de Tocznik), tandis que Jean Huss, le jeune recteur de l'université de Prague, traduisait en bohémien les livres de Wicklef, et prêchait le wickléfisme. Le wickléfisme était une des nombreuses formes qu'avait prises la doctrine de l'Évangile éternel, la grande hérésie lancée dans le monde depuis plusieurs siècles, et formulée par l'abbé Joachim de Flore, en 1250. Wicklef était mort, mais le wickléfisme survivait à son apôtre, et les adeptes, sous le nom de Lollards, préparaient une grande insurrection, se fiant peut-être aux relations, et l'on dit même aux engagements que, soit curiosité, soit enthousiasme, Henri V avait contractés avec eux dans les années orageuses de sa jeunesse. Ils cherchèrent des sympathies chez les autres peuples, et y répandirent mystérieusement leur doctrine, s'adressant aux hommes les plus remarquables, suivant l'usage de ces temps de persécutions. Ou prétend que Jean Huss repoussa d'abord avec horreur la pensée de l'hérésie, mais qu'il fut séduit par deux jeunes gens arrivés d'Angleterre, sous prétexte de prendre ses leçons. On raconte même à ce sujet une anecdote qui ressemble fort à une légende. Mais la poésie des traditions à son importance historique; elle donne, mieux parfois que l'histoire, l'idée des moeurs et des sentiments d'une époque: enfin elle ajoute la couleur au dessin souvent bien sec de l'histoire, et à cause de cela, elle ne doit pas être méprisée.
Nos deux écoliers wickléfistes prièrent donc Jean Huss, leur maître et leur hôte, de leur permettre d'orner de quelques fresques le vestibule de sa maison. «Ce qu'ayant obtenu, ils représentèrent, d'un côté, Jésus-Christ entrant à Jérusalem sur une ânesse, suivi de la populace à pied; et, de l'autre, le pape monté superbement sur un beau cheval caparaçonné, précédé de gens de guerre bien armez, de timbaliers, de tambours, de joueurs d'instruments, et des cardinaux bien montez et magnifiquement ornez.» Tout le monde alla voir ces peintures, les uns admirant, les autres criminalisant les tableaux.»
Jean Huss aurait donc été frappé de l'antithèse ingénieuse que cette image lui mettait sous les yeux à toute heure. Il aurait médité sur la simplicité indigente du divin maître et de ses disciples, les pauvres de la terre et les simples de coeur; sur la corruption et le luxe insolent de l'autocratie catholique, et il se serait décidé à lire Wicklef. Aussitôt qu'il se fût mis à le répandre et à l'expliquer, de nombreuses sympathies répondirent à son appel. La Bohême avait bien des raisons pour abonder dans ce sens sans se faire prier. D'abord, comme nous l'avons déjà dit plus haut, la haine du joug étranger, puis celle du clergé qui la pressurait et la rongeait, affreusement. Dans le peuple fermentait depuis longtemps un levain de vengeance contre les richesses des couvents; les récits qu'on a faits de ces richesses ressemblent, à des contes de fées. La doctrine des Vaudois avait depuis longtemps pénétré, dans les montagnes de la Moravie. On dit même que lors de la persécution que leur fit subir Charles V, à l'instigation du pape Grégoire XI, Pierre Valdo en personne était venu finir ses jours en Bohème. Les lolhards de Bohême dont le nom ressemble bien à celui des lollards d'Angleterre, étaient originaires d'Autriche. Un de leurs chefs, brûlé à Vienne en 1322, avait déclaré qu'ils étaient plus de huit mille en Bohême. Les historiens constatent aussi des irruptions de béguins ou beggards, d'adamites, de turlupins, de flagellants et de millénaires dans les pays slaves et en Bohême surtout, à différentes époques. Prague avait eu déjà d'illustres docteurs qui avaient prêché que la fin du monde ancien était proche, que l'Antéchrist était apparu sur la terre, et qu'il siégeait sur le trône pontifical. Jean de Miliez11, un des plus célèbres, avait été mandé à Rome pour se disculper, et on dit qu'il avait écrit ces propres paroles sur la porte de plusieurs cardinaux. On cite aussi Mathias de Janaw, dit le Parisien parce qu'il avait étudié à Paris, «illustre par sa merveilleuse dévotion, et qui, par son assiduité à prêcher, a souffert une grande persécution, et cela à cause de la vérité évangélique.» Celui-là détestait les moines, et leur reprochait «d'avoir abandonné l'unique sauveur Jésus-Christ pour des François et des Dominique». On ne voit point que l'enthousiasme joannite des ordres mendiants ait établi un lien sympathique entre eux et les Bohémiens. Soit que ceux de ces moines qui habitaient le pays ne partageassent pas cet enthousiasme à l'époque où il éclata en Italie et en France, soit que la haine des couvents l'emportât sur toute similitude de doctrine chez les Bohémiens, il est certain que cette doctrine changeant de nom et de prédicateurs, leur arriva un peu tard et leur servit d'arme contre tous les ordres religieux.
Ces docteurs bohémiens avaient tenté surtout de rétablir les coutumes de l'Église grecque, auxquelles la Bohême, convertie primitivement au christianisme par des missionnaires orientaux, avait toujours été singulièrement attachée. La communion sous les deux espèces et l'office divin récité dans la langue du pays, étaient surtout les cérémonies qui lui paraissaient constituer sa nationalité, représenter ses franchises et préserver dans l'esprit du peuple l'égalité des fidèles devant Dieu et devant les hommes de la tyrannie orgueilleuse du clergé. Nous reviendrons sur cet article, qui est le motif de la guerre hussitique et le symbole de l'idée révolutionnaire de la Bohême à cette époque, ainsi que l'enveloppe extérieure de l'oeuvre du Taborisme.
La noblesse tenait tout autant que le peuple (du moins la majorité de la pure noblesse bohème) à ces antiques coutumes. Grégoire VII les avait anéanties. Mais l'autorité de cet homme énergique n'avait pu décréter l'orthodoxie d'une