Eh bien, pendant cette agonie de la France, la Bohème présentait un spectacle non moins terrible, mais héroïque et grandiose. Une poignée de fanatiques invincibles repoussait les immenses armées de la Germanie; les massacres et les incendies servaient du moins à tenter un grand coup, une oeuvre patriotique; et si la Bohème finit par succomber, ce fut avec autant de gloire que ces vaillantes gens de Gand, dont l'histoire est quasi contemporaine.
I
Wenceslas de Luxembourg régnait en Bohême. La France avait vu ce monarque grossier lorsqu'il était venu conférer à Reims avec les princes du saint-empire et les princes français pour l'exclusion de l'antipape Boniface. «Les moeurs bassement crapuleuses de Wenceslas choquèrent fort la cour de France, qui mettait au moins de l'élégance dans le libertinage: l'empereur était ivre dès le matin quand on allait le chercher pour les conférences3.» A l'époque du concile de Constance et du supplice de Jean Huss, il y avait quinze ans que Wenceslas n'était plus empereur. Son frère Sigismond avait réussi à le faire déposer par les électeurs du saint-empire, dans l'espérance de lui succéder; mais il fut déçu dans son ambition, et la diète choisit Rupert, électeur palatin, entre plusieurs concurrents, dont l'un fut assassiné par les autres. Cette élection ne fut pas généralement approuvée. Aix-la-Chapelle refusa de conférer à Rupert le titre de roi des Romains; plusieurs autres villes du saint-empire reculèrent devant la violation du serment qu'elles avaient prêté au successeur légitime de Charles IV4. Une partie des domaines impériaux paya les subsides à Wenceslas, l'autre à Rupert. Sigismond brocha sur le tout, inonda la Bohême de ses garnisons et la désola de ses brigandages, s'arrogeant la souveraineté effective en attendant mieux, persécutant son frère dans l'intérieur de son royaume, soulevant la nation contre lui, et s'efforçant d'user les derniers ressorts de cette volonté déjà morte. Ainsi rien ne ressemblait plus à la papauté que l'Empire, puisqu'on vit vers le même temps trois papes se disputer la tiare, et trois empereurs s'arracher le sceptre des mains. Et l'on peut dire aussi que rien ne ressemblait plus à la France que la Bohême. A l'une un roi fainéant, poltron, ivrogne, abruti; à l'autre un pauvre aliéné, moins odieux et aussi impuissant. A la France, les dissensions des Armagnacs et des Bourgognes, et la fureur du peuple entre deux. A la Bohême, les ravages de Sigismond, la résistance à la fois molle et cruelle de la cour, et la voix du peuple, au nom de Jean Huss, précipitant l'orage. Mais là fut grande cette voix du peuple, que trop de malheurs et de divisions étouffaient chez nous sous le bâillon de L'étranger.
Wenceslas s'était rendu odieux dès le principe par ses moeurs brutales et son inaction. En 1384, quelques seigneurs s'étant déclarés ouvertement contre lui, il appela des consuls allemands, à l'exclusion de ceux du pays, pour maintenir ses sujets dans l'obéissance, et fit périr les mécontents sur la place publique. La fière nation bohème ne put souffrir cet outrage, et ne lui pardonna jamais d'avoir appelé des étrangers à son aide pour décimer sa noblesse. Ce fut le principal prétexte allégué dans le soulèvement qui éclata par la suite, et où Jean Huss, au nom de l'Université de Prague, eut beaucoup de part. On lui reprocha encore amèrement le meurtre de Jean de Népomuck, ce vénérable docteur, qu'il avait fait jeter dans la Moldaw pour n'avoir pas voulu lui révéler la confession de sa femme. Enfin la mort de cette pieuse et douce Jeanne fut imputée à ses mauvais traitements. Tour à tour spoliateur des biens de son clergé et persécuteur des hérétiques, accusé par les orthodoxes d'avoir laissé couver et éclore l'hérésie hussite, par les réformateurs d'avoir abandonné Jean Huss aux fureurs du concile et maltraité ses disciples, il ne trouva de sympathie nulle part, parce qu'il n'avait jamais éprouvé de sympathie pour personne. Sigismond aida les mécontents à lui faire un mauvais parti, et un beau matin, en 1393, l'empereur Wenceslas fut mis aux arrêts dans la maison de ville, ni plus ni moins qu'un ivrogne ramassé par la patrouille. Il s'en échappa tout nu dans un bateau, où une femme du peuple le recueillit, à telles enseignes qu'il en fit, dit-on, sa femme. Cependant Sigismond, levant le masque, fondait sur la Bohême. Les Bohémiens relevèrent leur fantôme de roi pour tenir l'usurpateur en respect et le repousser. Wenceslas n'en fut pas plus sage, et se mit en besogne de vendre son royaume pour boire. Il commença par la Lombardie, qui était un fief de l'Empire et qu'il donna à Jean Galéas Visconti pour 150,000 écus d'or. Il avait déjà perdu les villes, forts et châteaux de la Bavière, que Rupert, l'électeur palatin, lui avait enlevés; si bien que, traduit au ban de l'Empire, déclaré relaps, haï des siens, méprisé de tous, déposé le lendemain de son nouveau mariage avec Sophie de Bavière, il se trouva, en 1400, réduit à sa petite Bohême. Pour un prince juste, aimé de son peuple, c'eût été pourtant une forteresse inexpugnable. La division et le morcellement des plus grandes puissances spirituelles et temporelles prouvait bien alors qu'il n'y avait plus de force que dans le sentiment national de quelques races chevaleresques. Mais Wenceslas ne savait et ne pouvait s'appuyer sur rien. En 1401, «revenu à son mauvais naturel,» il fut pris par les grands et enfermé dans la tour noire du palais de Prague. Transféré dans diverses forteresses, il alla passer un an en captivité à Vienne, d'où il s'échappa encore dans un bateau. La Bohême l'accueillit encore, parce que Sigismond désolait le pays avec une armée de Hongrois. «Ils y firent des désordres inexprimables, tuant et violant partout où ils passaient. Ils enlevaient, sur leurs selles, de jeunes garçons et de jeunes filles, et les vendaient comme des chevreuils. Sigismond ne se montra pas moins cruel que ses gens; ne pouvant venir à bout de prendre un fort qu'il avait assiégé, il en tira sous de belles promesses, le jeune Procope, marquis de Moravie, prince du sang, et le fit attacher à une machine de guerre qui était devant la muraille, afin que les assiégés fussent contraints de tuer leur maître à coups de flèches.» Cet infortuné ayant survécu à ses blessures, Sigismond le fit conduire à Brauna et l'y laissa mourir de faim.
Wenceslas n'eut qu'à se montrer aux intrépides Bohémiens pour que Sigismond fût repoussé; mais plusieurs des principales places fortes de la Bohême restèrent entre ses mains, et l'on peut dire que jusqu'à la guerre des Hussites, cette nation gouvernée par un fantôme, et surveillée par un ennemi intérieur, fit l'apprentissage du gouvernement républicain qu'elle rêvait depuis longtemps et qu'elle allait essayer de mettre en pratique. Pendant cette sorte d'interrègne, qui dura encore une quinzaine d'années, si l'anarchie gagna les institutions et paralysa les moyens de développement matériel, il se fit en revanche un grand travail de recomposition dans les idées religieuses et sociales. L'esprit réformateur, qui, sous divers noms et sous diverses formes, fermentait en France, en Hollande, en Angleterre, en Italie et en Allemagne depuis plusieurs siècles, commença à asseoir son siège en Bohême, et à préparer ces grandes luttes que hâtaient l'établissement et l'exercice de l'inquisition. Quelques souvenirs historiques sont indispensables ici pour faire comprendre la courte mission de Jean Huss (de 1407 à 1415), l'influence prodigieuse que dans l'espace de ces sept années il exerça sur son pays, enfin le retentissement inouï de son martyre, que les quatorze sanglantes années de la guerre hussite firent si cruellement expier au parti catholique.
La race slave des Tchèques, que nous appelons à tort les Bohémiens5, avait conservé ces institutions sorties de son propre esprit, et n'avait subi aucun joug étranger depuis le temps de sa reine Libussa, jusqu'après celui de Wenceslas V, au commencement du quatorzième siècle. La dynastie des Przemysl ducs de Bohême, avait donc duré six siècles. Le premier des Przemysl, tige de cette race illustre, fut, dit-on, un simple laboureur, que la reine Libussa tira de la charrue (comme Rome en avait tiré Cincinnatus), pour en faire son époux et le chef de son peuple. La légende naïve et touchante de l'antique Bohême rapporte qu'elle lui fit conserver ses gros souliers de paysan, et qu'il les légua au fils qui lui succédait, afin qu'il n'oubliât point sa rustique origine et les devoirs qu'elle lui imposait6. Wladislas II fut le second de ses descendants qui porta le titre de roi. Ce titre lui fut conféré