Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et, en effet, pendant quelques jours, nous recueillîmes certaines herbes et certains chiffons. Mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédiens qui nous étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.
Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à la Châtre un fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un auditeur très attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé. Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on était convenu de trouver très effrayante à cette époque, où l'on se rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à toute heure du jour, et nous remarquions avec surprise que les chiens, qui étaient fort méchans, aboyaient de loin après lui, s'approchaient avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait là plus ou moins longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans songer à se faire annoncer, lui demandait très poliment de ses nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible, pendant que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait debout derrière le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.
Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: «Eh bien, monsieur Demai, désirez-vous quelque chose? —Rien de nouveau, répondait-il, je cherche la tendresse. — Est-ce que vous ne l'avez pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez? — Non, disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut être. — Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin? — Non, pas encore, disait-il, et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux, d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandant rien à personne, et se contentant de répondre à qui l'interrogeait «qu'il cherchait la tendresse.» Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui disaient: «Ça ne se trouve pas ici; allez du côté de la Châtre. Bien sûr, vous la rencontrerez par là.» Quelquefois il avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois, il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait, et regagnait la ville à pas précipités.
Je crois avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfans, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien, et faisait si peu d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à Ursule si elle était Mlle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. Peut-être eût-il été très curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amitié; mais probablement les soins moraux et intelligens lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins, on l'a trouvé noyé dans un puits, où, sans doute, l'infortuné cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.
Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline, et se voyait forcée de partager sa vie entre ses deux enfans. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la suivre. J'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris à la fin d'octobre. C'était deux mois de séparation tout au plus, et l'effroi qui s'était emparé de moi l'année précédente à l'idée d'une séparation absolue, était dissipé par la manière dont j'avais vécu auprès d'elle, presque sans interruption, depuis ce temps-là. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que nous serions bientôt réunies à Paris, qu'elle viendrait encore à Nohant l'année suivante. Je me soumis.
Ces deux mois se passèrent sans encombre: je m'habituais aux manières imposantes de ma bonne maman; j'étais devenue assez raisonnable pour obéir sans effort, et elle s'était, de son côté, un peu relâchée envers moi de ses exigences de bonne tenue. A la campagne, elle était moins frappée des inconvéniens de mon laisser-aller. C'est à Paris qu'en me comparant aux petites poupées du beau monde, elle s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors recommençait la petite persécution qui me profitait si peu.
Nous quittâmes Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers froids. Il fut décidé qu'on mettrait Hippolyte en pension à Paris pour le dégrossir aussi de ses manières rustiques. Deschartres s'offrit à l'y conduire, à faire choix de l'établissement destiné au bonheur de posséder un élève si gentil, et à l'y installer. On lui fit donc un trousseau; et comme il devait aller prendre avec Deschartres la diligence à Châteauroux, il fut convenu que nous traverserions la brande ensemble, nous dans la voiture, conduite par Saint-Jean et les deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres à cheval sur les paisibles jumens de la ferme. Mais quelques jours avant de partir, on s'avisa que, pour faire cette partie d'équitation, il lui fallait des bottes, car la culotte courte et les bas blancs de la première communion n'étaient plus de saison.
Une paire de bottes! c'était depuis longtemps le rêve, l'ambition, l'idéal, le tourment du gros garçon. Il avait essayé de s'en faire avec de vieilles tiges de Deschartres et un grand morceau de cuir qu'il avait trouvé dans la remise, peut-être le tablier de quelque cabriolet réformé. Il avait travaillé quatre jours et quatre nuits, taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures informes, dignes d'un Esquimau, mais qui crevèrent le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui apporta de véritables bottes, avec fer au talon et courroies pour recevoir des éperons.
Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu éprouver à un mortel. Le voyage à Paris, le premier déplacement de sa vie! la course à cheval, l'idée de se séparer bientôt de Deschartres, tout cela n'était rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes. Lui-même met encore cette satisfaction d'enfant, dans ses souvenirs, au-dessus de toutes celles qu'il a goûtées depuis, et il dit souvent: «Les premières amours? je crois bien! les miennes ont eu pour objet une paire de bottes; et je vous réponds que je me suis trouvé heureux et fier!»
C'étaient des bottes à la hussarde, selon la mode d'alors, et on les portait par dessus le pantalon plus ou moins collant. Je les vois encore, car mon frère me les fit tant regarder et tant admirer bon gré