Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
et une légère couche de terre ou de feuilles sèches, et quand ce piége est établi au milieu d'un chemin ou d'une allée de jardin, on guette les passans et on se cache dans les buissons pour les voir s'embourber, en vociférant contre les gamins abominables qui s'inventent de pareils tours5. Pour peu que le trou soit profond, il y a de quoi se casser les jambes; mais les nôtres n'offraient pas ce danger-là, ayant une assez grande surface. L'amusant, c'était de voir la terreur du jardinier qui sentait la terre manquer sous ses pieds dans les plus beaux endroits de ses allées ratissées, et qui en avait pour une heure à réparer le dommage. Un beau jour, Deschartres y fut pris. Il avait toujours de beaux bas à côtes, bien blancs, des culottes courtes et de jolies guêtres de nankin, car il était vaniteux de son pied et de sa jambe; il était d'une propreté extrême et recherché dans sa chaussure; avec cela, comme tous les pédans c'est un signe caractéristique à quoi on peut les reconnaître à coup sûr, même quand ils ne font pas métier de pédagogues, il marchait toujours le jarret tendu et les pieds en dehors. Nous marchions derrière lui pour mieux jouir du coup d'œil. Tout d'un coup le sol s'affaisse, et le voilà jusqu'à mi-jambe dans une glaise jaune, admirablement préparée pour teindre ses bas. Hippolyte fit l'étonné, et toute la fureur de Deschartres dut retomber sur Ursule et sur moi. Mais nous ne le craignions guère; nous étions bien loin avant qu'il eût repêché ses souliers.

      Comme Deschartres battait cruellement mon pauvre frère, et qu'il se contentait de dire des sottises aux petites filles, il était convenu, entre Hippolyte, Ursule et moi, que nous prendrions beaucoup de ces sortes de choses sur notre compte, et même nous avions, pour mieux donner le change, une petite comédie tout arrangée et qui eut du succès pendant quelque temps. Hippolyte prenait l'initiative: «Voyez ces petites sottes! criait-il aussitôt qu'il avait cassé une assiette ou fait crier un chien trop près de l'oreille de Deschartres, elles ne font que du mal! voulez-vous bien finir, mesdemoiselles!» Et il se sauvait, tandis que Deschartres, mettant le nez à la fenêtre, s'étonnait de ne pas voir les petites filles.

      Un jour que Deschartres était allé vendre des bêtes à la foire, car l'agriculture et la régie de nos fermes l'occupaient en première ligne, Hippolyte, étant sensé étudier sa leçon dans la chambre du grand homme, s'imagina de faire le grand homme tout de bon. Il endosse la grande veste de chasse, qui lui tombait sur les talons, il coiffe la casquette à soufflet, et le voilà qui se promène dans la chambre en long et en large, les pieds en dehors, les mains derrière le dos, à la manière du pédagogue. Puis il s'étudie à imiter son langage. Il s'approche du tableau noir, fait des figures avec de la craie, entame une démonstration, se fâche, bégaie, traite son élève d'ignorant crasse et de butor; puis, satisfait de son talent d'imitation, il se met à la fenêtre et apostrophe le jardinier sur la manière dont il taille les arbres, et le critique, le réprimande, l'injurie, le menace.. le tout dans le style de Deschartres, et avec ses éclats de voix accoutumés. Soit que ce fut assez bien imité, soit la distance, le jardinier qui, dans tous les cas, était un garçon simple et crédule, y fut pris, et commença à répondre et à murmurer. Mais quelle fut sa stupeur quand il vit à quelques pas de lui le véritable Deschartres, qui assistait à cette scène et ne perdait pas un des gestes ni une des paroles de son sosie. Deschartres aurait dû en rire, mais il ne supportait pas qu'on s'attaquât à sa personnalité, et, par malheur, Hippolyte ne le vit pas, caché qu'il était par les arbres. Deschartres, qui était rentré de la foire plus tôt qu'on ne l'attendait, monta sans bruit à sa chambre et en ouvrit brusquement la porte, au moment où l'espiègle disait d'une grosse voix à un Hippolyte supposé: «Vous ne travaillez pas, voilà une écriture de chat et une orthographe de crocheteur; pim! pan! voilà pour vos oreilles, animal que vous êtes!»

      En ce moment la scène fut double, et pendant que le faux Deschartres souffletait un Hippolyte imaginaire, le vrai Deschartres souffletait le véritable Hippolyte.

      J'apprenais la grammaire avec Deschartres et la musique avec ma grand'mère. Ma mère me faisait lire et écrire. On ne me parlait d'aucune religion, bien qu'on me fît lire l'Histoire sainte. On me laissait libre de croire et de rejeter à ma guise les miracles de l'antiquité. Ma mère me faisait dire ma prière à genoux, à côté d'elle qui n'y manquait pas, qui n'y a jamais manqué. Et même c'étaient d'assez longues prières; car, après que j'avais fini les miennes et que j'étais couchée, je la voyais encore à genoux, la figure dans ses mains et profondément absorbée. Elle n'allait pourtant jamais à confesse et faisait gras le vendredi; mais elle ne manquait pas la messe le dimanche, ou, quand elle était forcée de la manquer, elle faisait double prière; et quand ma grand'mère lui demandait pourquoi elle pratiquait ainsi à moitié, elle répondait: «J'ai ma religion, de celle qui est prescrite, j'en prends et j'en laisse. Je ne peux pas souffrir les prêtres; ce sont des caffards, et je n'irai jamais leur confier mes pensées qu'ils comprendraient tout de travers. Je crois que je ne fais point de mal, parce que, si j'en fais, c'est malgré moi. Je ne me corrigerai pas de mes défauts, je n'y peux rien; mais j'aime Dieu d'un cœur sincère, je le crois trop bon pour nous punir dans l'autre vie. Nous sommes bien assez châtiés de nos sottises dans celle-ci. J'ai pourtant grand'peur de la mort, mais c'est parce que j'aime la vie, et non parce que je crains de comparaître devant Dieu, en qui j'ai confiance, et que je suis sûre de n'avoir jamais offensé avec intention. — Mais que lui dites-vous dans vos longues prières? — Je lui dis que je l'aime; je me console avec lui de mes chagrins et je lui demande de me faire retrouver mon mari dans l'autre monde. — Mais qu'allez-vous faire à la messe? vous n'y entendez goutte? — J'aime à prier dans une église; je sais bien que Dieu est partout; mais, dans l'église, je le vois mieux, et cette prière en commun me paraît meilleure. J'y ai beaucoup de distractions, cela dure trop longtemps; mais enfin il y a un bon moment où je prie Dieu de tout mon cœur, et cela me soulage. — Pourtant, lui disait encore ma grand'mère, vous fuyez les dévots? — Oui, répondait-elle, parce qu'ils sont intolérans et hypocrites, et je crois que si Dieu pouvait haïr ses créatures, les dévots et les dévotes surtout seraient celles qu'il haïrait le plus. — Vous condamnez par là votre religion même, puisque les personnes qui la pratiquent le mieux sont les plus haïssables et les plus méchantes qui existent. Cette religion est donc mauvaise, et, plus on s'en éloigne, meilleur on est; n'est-ce pas la conséquence de votre opinion? — Vous m'en demandez trop long, disait ma mère. Je n'ai pas été habituée à raisonner mes sentimens, je vais comme je me sens poussée, et tout ce que mon cœur me conseille, je le fais sans en demander la raison à mon esprit.»

      On voit par là, et par l'éducation qui m'était donnée, ou plutôt par l'absence d'éducation religieuse raisonnée, que ma grand'mère n'était pas du tout catholique. Ce n'était pas seulement les dévots qu'elle haïssait, comme faisait ma mère, c'était la dévotion, c'était le catholicisme qu'elle jugeait froidement et sans pitié. Elle n'était pas athée, il s'en faut beaucoup. Elle croyait à cette sorte de religion naturelle enseignée et peu définie par les philosophes du dix-huitième siècle. Elle se disait déiste, et repoussait avec un égal dédain tous les dogmes, toutes les formes de religion. Elle tenait, disait-elle, Jésus-Christ en grande estime, et, admirant l'Évangile comme une philosophie parfaite, elle plaignait la vérité d'avoir toujours été entourée d'une fabulation plus ou moins ridicule.

      Je dirai plus tard ce que j'ai gardé ou perdu, adopté ou rejeté de ses jugemens. Mais, suivant pas à pas le développement de mon être, je dois dire que, dans mon enfance, mon instinct me poussait beaucoup plus vers la foi naïve et confiante de ma mère que vers l'examen critique et un peu glacé de ma bonne maman. Sans qu'elle s'en doutât, ma mère portait de la poésie dans son sentiment religieux, et il me fallait de la poésie; non pas de cette poésie arrangée et faite après mûre réflexion, comme on essayait d'en faire alors pour réagir contre le positivisme du dix-huitième siècle, mais de celle qui est dans le fait même et qu'on sent dans l'enfance sans savoir ce que c'est et quel nom on lui donne. En un mot, j'avais besoin de poésie, comme le peuple, comme ma mère, comme le paysan qui se prosterne un peu devant le bon Dieu, un peu devant le diable, prenant quelquefois l'un pour l'autre et cherchant à se rendre favorables toutes les mystérieuses puissances de la nature.

      J'aimais le merveilleux passionnément, et mon imagination ne trouvait pas


<p>5</p>

Le Berrichon a le goût des verbes réfléchis. Il dit: Cet homme ne sait pas ce qu'il se veut, il ne sait quoi se faire ni s'inventer.