Comme il était seul et à pied, il s'était perdu plus d'une fois en traversant cette contrée sillonnée par d'énormes courants de laves, qui forment partout des montagnes escarpées et des vallons couverts d'une végétation luxuriante. On fait bien du chemin et on avance bien peu quand il faut toujours monter et descendre sur un espace quadruplé par des barrières naturelles. Michel avait mis deux jours à franchir les dix lieues environ, qui, à vol d'oiseau, séparent Taormina de Catane; mais enfin il approchait, il arrivait même: car, après avoir passé le Cantaro et traversé Mascarello, Piano-Grande, Valverde et Mascalucia, il venait enfin de laisser Santa-Agata sur sa droite et Ficarazzi sur sa gauche. Il n'était donc plus qu'à une distance d'un mille environ des faubourgs de la ville: qu'il eût encore marché un quart d'heure et il en avait fini avec les aventures d'un voyage pédestre, durant lequel, malgré le ravissement et les transports d'admiration qu'une telle nature inspire à un jeune artiste, il avait passablement souffert du chaud dans les gorges, du froid sur la cime des montagnes, de la faim et de la fatigue.
Mais comme il longeait la clôture d'un parc immense, au versant de la dernière colline qu'il eût encore à franchir, et que, les yeux fixés sur la ville et le port, il marchait vite pour réparer le temps perdu, son pied heurta contre une souche d'olivier. La douleur fut aiguë; car, depuis deux jours qu'il foulait des scories tranchantes et une pouzzolane chaude comme la cendre rouge, sa chaussure s'était amincie et ses pieds s'étaient meurtris assez cruellement.
Forcé de s'arrêter, il se trouva tout à coup devant une niche qui faisait saillie sur la muraille et qui contenait une statuette de madone. Cette petite chapelle, ombragée d'un dais de pierre et garnie d'un banc, offrait un abri hospitalier aux passants et un lieu d'attente pour les mendiants, moines ou autres, à la porte même de la villa, dont notre voyageur pouvait apercevoir les constructions élégantes à travers les orangers d'une longue avenue à triple rang.
Michel, plus irrité qu'abattu par cette subite souffrance, jeta son sac de voyage, s'assit sur le banc, secoua son pied malade, puis l'oublia bientôt pour se perdre dans ses rêveries.
Pour initier le lecteur aux réflexions que la circonstance suggérait à ce jeune homme, il est nécessaire que je le lui fasse un peu connaître. Michel avait dix-huit ans, et il étudiait la peinture à Rome. Son père, Pier-Angelo Lavoratori, était un simple barbouilleur à la colle, peintre en décors, mais fort habile dans sa partie. Et l'on sait qu'en Italie les artisans chargés de couvrir de fresques les plafonds et les murailles sont presque des artistes. Soit tradition, soit goût naturel, ils produisent des ornements fort agréables; et dans les plus modestes demeures, jusque dans de pauvres auberges, l'œil est réjoui par des guirlandes et des rosaces d'un charmant style, ou seulement par des bordures, dont les couleurs sont heureusement opposées à celle de la teinte plate des panneaux et des lambris. Ces fresques sont parfois aussi parfaitement exécutées que nos papiers de tenture, et elles sont bien supérieures, en ce que l'on y sent le laisser aller des ouvrages faits à la main. Rien de triste comme les ornements d'une régularité rigoureuse que produisent les machines. La beauté des vases, et en général des ouvrages chinois, tient à cet abandon capricieux que la main humaine peut seule donner à ses œuvres. La grâce, la liberté, la hardiesse, l'imprévu, et même la maladresse naïve sont, dans l'ornementation, des conditions de charme qui se perdent chaque jour chez nous, où tout s'obtient au moyen des mécaniques et des métiers.
Pier-Angelo était un des plus expéditifs et des plus ingénieux parmi ces ouvriers ornateurs (adornatori). Natif de Catane, il y avait élevé sa famille jusqu'à la naissance de Michel, époque où il quitta brusquement son pays pour aller se fixer à Rome. Le motif qu'il donna à cet exil volontaire fut que sa famille augmentait, qu'il s'établissait à Catane une trop grande concurrence, que son travail par conséquent devenait insuffisant; enfin qu'il allait chercher fortune ailleurs. Mais on disait tout bas qu'il avait fui les ressentiments de certains patriciens tout-puissants, et tout dévoués à la cour de Naples.
On sait la haine que ce peuple conquis et opprimé porte au gouvernement de l'autre côté du détroit. Fier et vindicatif, le Sicilien gronde sans cesse comme son volcan et s'agite parfois. On disait que Pier-Angelo avait été compromis dans un essai de conspiration populaire, et qu'il avait dû fuir, emportant ses pinceaux et ses pénates. Pourtant, son caractère enjoué et bienveillant semblait démentir une telle supposition; mais il fallait bien aux vives imaginations des habitants du faubourg de Catane un motif extraordinaire à la brusque disparition de cet artisan aimé et regretté de tous ses confrères.
A Rome, il ne fut guère plus heureux, car il y eut la douleur de perdre tous ses enfants, excepté Michel, et peu de temps après, sa femme mourut en donnant le jour à une fille, dont le jeune frère fut parrain, et qui reçut le nom de Mila, contraction de Michel'Angela.
Réduit à ces deux enfants, Pier-Angelo, plus triste, fut du moins plus aisé, et il vint à bout, en travaillant avec ardeur, de faire donner à son fils une éducation très-supérieure à celle qu'il avait reçue lui-même. Il montra pour cet enfant une prédilection qui allait jusqu'à la faiblesse, et, quoique pauvre et obscur, Michel fut un véritable enfant gâté.
Ainsi, Pier-Angelo avait poussé ses autres fils au travail et leur avait communiqué de bonne heure cette ardeur qui le dévorait. Mais, soit qu'ils eussent succombé à un excès de labeur pour lequel ils n'avaient pas reçu du ciel la même force que leur père, soit que Pier-Angelo, voyant sa famille réduite à trois personnes, lui compris, ne jugeât plus nécessaire de se faire aider, il sembla s'attacher à ménager la santé de son dernier fils, plus qu'à se hâter de lui donner un gagne-pain.
Néanmoins, l'enfant aimait la peinture, et il créait, en se jouant, des fruits, des fleurs et des oiseaux d'un coloris charmant. Un jour, il demanda à son père pourquoi il ne plaçait pas des figures dans ses fresques.
«Oui-da! des figures! répondit le bonhomme plein de sens: il faut les faire fort belles, ou ne s'en point mêler. Ceci dépasse le talent que j'ai pu acquérir, et, tandis qu'on approuve mes guirlandes et mes arabesques, je serais bien sûr de faire rire les connaisseurs si je m'avisais de faire danser des amours boiteux ou des nymphes bossues sur mes plafonds.
– Et si j'essayais, moi! dit l'enfant qui ne doutait de rien.
– Essaie sur du papier, et quelque succès que tu aies pour ton âge, tu verras bientôt qu'avant de savoir il faut apprendre.»
Michel essaya. Pierre montra les croquis de son fils à des amateurs et même à des peintres, qui reconnurent que l'enfant avait beaucoup de dispositions et qu'il serait heureux pour lui de n'être pas trop enchaîné à la tâche du manœuvre. Dès lors, Pier-Angelo résolut d'en faire un peintre, l'envoya dans un des premiers ateliers de Rome, et le dispensa entièrement de préparer les couleurs et de barbouiller les murailles.
«De deux choses l'une, se disait-il avec raison; ou cet enfant deviendra un maître, ou, s'il n'a qu'un faible talent, il reviendra à la peinture d'ornement avec des connaissances que je n'ai pas, et il sera un ouvrier de premier ordre dans sa partie. De toute façon il aura une existence plus libre et plus aisée que la mienne.»
Ce n'est pas que Pier-Angelo fût mécontent de son sort. Il était doué de cette imprévoyance, et même de cette insouciance qu'ont les hommes très-laborieux et très-robustes. Il comptait toujours sur la destinée, peut-être parce qu'il comptait surtout sur ses bras et sur son courage. Mais, comme il était fort intelligent et fin observateur, il avait déjà vu poindre chez Michel une étincelle d'ambition que ses autres enfants n'avaient jamais eue. Il en conclut que le bonheur dont il s'arrangeait, lui, ne suffirait pas à cette organisation plus exquise. Tolérant à l'excès, et bien convaincu que chaque homme a des aptitudes que nul autre ne peut mesurer exactement, il respecta les instincts et les penchants de Michel comme des volontés du ciel, et, en cela, il fut aussi imprudent que généreux.
Car il devait résulter, et il résulta en effet de cette condescendance aveugle, que Michel-Ange s'habitua à ne jamais souffrir, à ne jamais être contrarié, et à regarder sa personnalité comme plus importante et plus intéressante que celle des autres. Il prit