– Oui.
– Mais savez-vous comment il divise ses deux sous?
– Non. Y a-t-il indiscrétion à vous le demander?
– Pas le moins du monde.
– Contez-moi cela, alors.
– Eh bien! Il y a un sou pour le macaroni, deux liards pour le cocomero, un liard pour le sambuco, et un liard pour l'improvisateur. L'improvisateur est, après la pâte qu'il mange, l'eau qu'il boit et l'air qu'il respire, la chose la plus nécessaire au lazzarone. Or, que chante presque toujours l'improvisateur? Il chante le poème du divin Arioste, l'Orlando Furioso. Il en résulte que, pour ce peuple primitif aux passions exaltées et à la tête ardente, la fiction devient réalité; les combats des paladins, les félonies des géants, les malheurs des châtelaines, ne sont plus de la poésie, mais de l'histoire; il en faut bien une au pauvre peuple qui ne sait pas la sienne. Aussi s'éprend-il de celle-là. Chacun choisit son héros et se passionne pour lui: ceux-ci pour Renaud, ce sont les jeunes têtes; ceux-là pour Roland, ce sont les coeurs amoureux; quelques-uns pour Charlemagne, ce sont les gens raisonnables. Il n'y a pas jusqu'à l'enchanteur Merlin qui n'ait ses prosélytes. Eh bien! Comprenez-vous maintenant? Cet animal de Cama est passionné de Roland.
– Parole d'honneur?
– C'est comme je vous le dis.
– Eh bien! Qu'est-ce que cela fait?
– Ce que cela fait?
– Oui.
– Cela fait que, lorsque vient l'heure de l'improvisation, il n'y a pas moyen de le retenir à la cuisine, ce qui est assez gênant, vous en conviendrez, dans une maison comme la nôtre, où il descend des voyageurs à toute heure du jour ou de la nuit. Enfin, cela ne serait rien encore; mais attendez donc, c'est qu'il y a ici un valet de chambre qui est renaudiste, et que si, sans y penser, j'ai le malheur de l'envoyer à la cuisine au moment du dîner, alors tout est perdu. La discussion s'engage sur l'un ou sur l'autre de ces deux braves paladins, les gros mots arrivent, chacun exalte son héros et rabaisse celui de son adversaire; il n'est plus question que de coups d'épée, de géants occis, de châtelaines délivrées. De la cuisine, plus un mot; de sorte que le pot-au-feu se consume, les broches s'arrêtent, le rôti brûle, les sauces tournent, le dîner est mauvais, les voyageurs se plaignent, l'hôtel se vide, et tout cela parce qu'un gredin de cuisinier s'est mis en tête d'être fanatique de Roland! Comprenez-vous maintenant?
– Tiens, c'est drôle.
– Mais non, c'est que ce n'est pas drôle du tout, surtout pour moi; mais, quant à vous, cela doit vous être parfaitement égal. Une fois en Sicile, il n'aura plus là son damné improvisateur et son enragé valet de chambre qui lui font tourner la tête. Il rôtira, il fricassera à merveille, et de plus, il fera tout pour vous, si vous lui dites seulement une fois tous les huit jours qu'Angélique est une drôlesse et Médor un polisson.
– Je le lui dirai.
– Vous le prenez donc?
– Sans doute, puisque vous m'en répondez.
On fit monter Cama. Cama fit quelques objections sur le peu de temps qu'il avait pour se préparer à un pareil voyage, et sur les dangers qu'il pouvait y courir; mais, dans la conversation, je trouvai moyen de placer un mot gracieux pour Roland. Aussitôt Cama écarquilla ses gros yeux, fendit sa bouche jusqu'aux oreilles, se mit à rire stupidement, et, séduit par notre communauté d'opinion sur le neveu de Charlemagne, se mit entièrement à ma disposition.
Il en résulta que, comme je l'avais promis au capitaine, j'envoyai Cama le même soir coucher à bord, avec les malles, les matelas et les oreillers, que nous allâmes rejoindre le lendemain à l'heure convenue.
Nous trouvâmes tous nos matelots sur le pont et nous attendant. Sans doute ils avaient aussi grande impatience de nous connaître que nous de les voir. Ce n'était pas une question moindre pour eux que pour nous, que celle de savoir si nos caractères sympathiseraient avec les leurs; il y allait pour nous de presque tout le plaisir que nous nous promettions du voyage; il y allait pour eux de leur bien-être et de leur tranquillité pendant deux ou trois mois.
L'équipage se composait de neuf hommes, d'un mousse et d'un enfant, tous nés ou du moins domiciliés au village della Pace, près de Messine. C'étaient de braves Siciliens dans toute la force du terme, à la taille courte, aux membres robustes, au teint basané, aux yeux arabes, détestant les Calabrais, leurs voisins, et exécrant les Napolitains, leurs maîtres; parlant ce doux idiome de Méli qui semble un chant, et comprenant à peine la langue florentine si fière de la suprématie que lui accorde son académie de la Crusca; toujours complaisants, jamais serviles, nous appelant excellence et nous baisant la main, parce que cette formule et cette action, qui chez nous ont un caractère de bassesse, ne sont chez eux que l'expression de la politesse et du dévouement. A la fin du voyage, ils arrivèrent à nous aimer comme des frères tout en continuant à nous respecter comme des supérieurs, distinction subtile où l'affection et le devoir avaient gardé leur place; et ils nous rendaient juste ce que nous avions le droit d'attendre en échange de notre argent et de nos bons procédés.
Leurs noms étaient: Giuseppe Arena, capitaine; Nunzio, premier pilote;
Vicenzo, second pilote; Pietro, frère de Nunzio; Giovanni, Filippo, Antonio, Sieni, Gaëtano. Le mousse et le fils du capitaine, gamin âgé de six ou sept ans, complétaient l'équipage.
Maintenant, que nos lecteurs nous permettent, après avoir embrassé avec nous du regard l'équipage en masse, de jeter un coup d'oeil particulier sur ceux de ces braves qui se distinguent par un caractère ou une spécialité quelconques: nous avons à faire avec eux un assez long voyage; et pour qu'ils prennent intérêt à notre récit, il faut qu'ils connaissent nos compagnons de route. Nous allons donc les faire apparaître tout à coup à leurs yeux tels qu'ils se découvriront à nous successivement.
Le capitaine Giuseppe Arena était, comme nous l'avons dit, un bel homme de vingt-huit ou trente ans, à la figure franche et ouverte dans les circonstances habituelles, à la figure calme et impassible dans les moments de danger. Il n'avait que très peu de connaissances en navigation; mais comme il possédait quelque fortune, il avait acheté son bâtiment, et cet achat lui avait naturellement valu le titre de capitaine. Quant au droit ou au pouvoir que ce titre lui donnait sur ses hommes, nous ne le vîmes pas une seule fois en faire usage. A part une légère nuance de respect qu'on lui accordait sans qu'il l'exigeât, et qu'il fallait les yeux de l'habitude pour bien distinguer, l'équipage vivait avec lui sur un pied d'égalité tout à fait patriarcale.
Nunzio le pilote était après le capitaine le personnage le plus important du bord: c'était un homme de cinquante ans, court et robuste, au teint de bistre, aux cheveux grisonnants, au visage rude, et qui naviguait depuis son enfance. Il était vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise de bure; dans les temps froids ou pluvieux, il ajoutait à ce strict nécessaire une espèce de manteau à capuchon qui tenait à la fois du paletot de l'occident et du burnous méridional. Ce manteau, qui était de couleur brune, brodé de fil rouge et bleu aux poches et aux ouvertures des manches, tombait raide et droit, et donnait à sa physionomie un admirable caractère. Au reste, Nunzio était l'homme essentiel ou plutôt indispensable: c'était l'oeil qui veillait sur les rochers, l'oreille qui écoutait le vent, la main qui guidait le navire. Dans les gros temps, le capitaine redevenait simple matelot et lui remettait tout le pouvoir. Alors du gouvernail, que d'ailleurs quelque temps qu'il fît il ne quittait jamais que pour la prière du soir, il donnait ses ordres avec une fermeté et une précision telles, que l'équipage obéissait comme un seul homme. Son autorité avait la durée de la tempête. Lorsqu'il avait sauvé le navire et la vie de ceux qui le montaient, il se rasseyait simple et calme à l'arrière du bâtiment, et redevenait Nunzio le pilote; mais, quoiqu'il eût abandonné son autorité, il conservait son influence: car Nunzio, religieux comme un vrai marin, était considéré à l'égal d'un prophète. Ses prédictions, à l'endroit du temps qu'il prévoyait d'avance à des signes imperceptibles à tous les autres yeux, n'avaient jamais