En entrant à l'hôtel, nous trouvâmes M. Martin Zir, qui nous prévint que toutes les commissions dont nous l'avions chargé étaient faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait à huit heures du matin à la porte de l'hôtel.
Effectivement, à l'heure dite, nous entendîmes sonner les grelots de nos revenans; nous mîmes le nez à la fenêtre, et nous vîmes le roi des corricoli.
Il était fond rouge avec des dessins verts. Ces dessins représentaient des arbres, des animaux et des arabesques. La composition générale représentait le paradis terrestre.
Deux chevaux qui paraissaient pleins d'impatience disparaissaient sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils étaient couverts.
Enfin un homme, armé d'un long fouet, se tenait debout près de notre équipage, qu'il paraissait admirer avec toute la satisfaction de l'orgueil.
Nous descendîmes aussitôt, et nous reconnûmes dans l'homme au fouet Francesco, c'est-à-dire l'automédon qui nous avait amené en calessino de Salerne à Naples. M. Martin Zir s'était adressé à lui comme à un homme de l'état. Flatté de la confiance, Francesco avait fait vite et en conscience. Il s'était procuré la caisse, il avait acheté les chevaux, et il avait trouvé de rencontre des harnais presque neufs; enfin, malgré la prétention que nous avions manifestée de conduire nous-mêmes, il venait nous offrir ses services comme cocher.
Je commençai par lui demander la note de ses déboursés: il me la présenta. Comme l'avait dit M. Martin Zir, elle montait à quatre-vingt-un francs.
Je lui en donnai quatre-vingt-dix; il mit sa croix au dessous du total en forme de quittance; puis je lui pris le fouet des mains, et je m'apprêtai à monter dans notre équipage.
– Est-ce que ces messieurs ne me gardent pas à leur service? nous demanda Francesco.
– Et pourquoi faire, mon ami? répondis-je.
– Mais pour faire tout ce dont je serai capable, et particulièrement pour faire marcher vos chevaux.
– Comment! pour faire marcher nos chevaux?
– Oui.
– Nous, les ferons bien marcher nous-mêmes.
– Il faudra voir.
– J'en ai mené de plus fringans que les tiens!
– Je ne dis pas qu'ils sont fringans, excellence.
– Et dans une ville où il est plus difficile de conduire qu'à Naples, où jusqu'à cinq heures de l'après-midi il n'y a personne dans les rues.
– Je ne doute pas de l'adresse de son excellence, mais…
– Mais quoi?
– Mais son excellence a peut-être mené jusqu'ici des chevaux vivans, tandis que…
– Tandis que? Voyons, parle.
– Tandis que ceux-ci sont des chevaux morts.
– Eh bien!
– Eh bien! je ferai observer à son excellence que c'est tout autre chose.
– Pourquoi?
– Son excellence verra.
– Est-ce qu'ils sont vicieux, tes chevaux?
– Oh! non, excellence; ils sont comme la jument de Roland, qui avait toutes les qualités; seulement toutes ces qualités étaient contrebalancées par un seul défaut.
– Lequel?
– Elle était morte.
– Mais s'ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec personne.
– Pardon, excellence.
– Et qui les fera marcher?
– Moi.
– Je serais curieux de faire l'expérience.
– Faites, excellence.
Francesco alla d'un air goguenard s'appuyer contre la porte de l'hôtel, tandis que je sautais dans le corricolo, où m'attendait Jadin, et que je m'accommodais près de lui.
A peine établi, je rassemblai mes rênes de la main gauche, et j'allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et le porteur.
Ni le porteur ni le bilancino ne bougèrent; on eût dit des chevaux de marbre.
J'avais opéré de droite à gauche, je recommençai en opérant cette fois de gauche à droite. Même immobilité.
Je m'attaquai aux oreilles.
Ils se contentèrent de secouer les oreilles comme ils auraient fait pour une mouche qui les eût piqués.
Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.
Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui veut jeter son cavalier à terre.
Cela dura dix minutes.
Au bout de ce temps, toutes les fenêtres de l'hôtel étaient ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni.
Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples. Comme je n'étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle, je pris mon parti. A l'instant même je jetai le fouet à Francesco, curieux de voir comment il s'en tirerait à son tour.
Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais, poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes au galop.
Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.
III
Chiaja
Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce qu'offre toute rue, c'est-à-dire une longue file de bâtimens modernes d'un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne présenter qu'une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus ou moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne parallèle est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa-Reale, de sorte qu'à partir du premier étage des maisons, ou plutôt des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle à Naples, on domine cette seconde partie du golfe qui sépare de l'autre le château de l'Oeuf.
Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-même, elle conduit à une partie des curiosités de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau de Virgile, à la grotte du Chien, au lac d'Agnano, à Pouzzoles, à Baïa, au lac d'Averne et aux Champs-Élysées.
De plus et surtout, c'est la rue où tous les jours, à trois heures de l'après-midi pendant l'hiver, et à cinq heures de l'après-midi pendant l'été, l'aristocratie napolitaine fait corso.
Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja à quelque honnête architecte qui nous prouvera que l'art de la bâtisse a fait de grands progrès depuis Michel-Ange jusqu'à nous, et nous allons dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine.
Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de date à la naissance de leurs familles. Peut-être auront-ils une fin, mais à coup sûr ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'époque florissante de leurs maisons était sous les empereurs romains; ils citent tranquillement parmi leurs aïeux les Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur généalogie que jusqu'au douzième siècle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie.
Comme toutes les autres noblesses européennes, à quelques exceptions près, la noblesse de Naples est ruinée. Quand je dis ruinée, il est bien entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative, c'est-à-dire que les plus riches sont pauvres comparativement à ce qu'étaient leurs aïeux.
Il n'y a pas, au reste, à Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent mille livres de rente,