Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, après trois mois d'absence, pendant lesquels le bruit de notre mort était arrivé jusqu'à lui, descendre à la porte de son hôtel.
Comme sa galerie s'était augmentée de quelques tableaux, comme son cabinet s'était enrichi de quelques curiosités, comme sa collection d'autographes s'était recrutée de quelques signatures, il me fallut avant toute chose parcourir la galerie, visiter le cabinet, feuilleter les autographes.
Après quoi je le priai de me donner un appartement.
Cependant il ne s'agissait pas de perdre mon temps à me reposer. J'étais à Naples, c'est vrai; mais j'y étais sous un nom de contrebande; et comme d'un jour à l'autre le gouvernement napolitain pouvait découvrir mon incognito et me prier d'aller voir à Rome si son ministre y était toujours, il fallait voir Naples le plus tôt possible.
Or, Naples, à part ses environs, se compose de trois rues où l'on va toujours, et de cinq cents rues où l'on ne va jamais.
Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la rue de Forcella.
Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de Dédale; c'est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les lazzaroni.
Il y a trois manières de visiter Naples:
A pied, en corricolo, en calèche.
A pied, on passe partout.
En corricolo, l'on passe presque partout.
En calèche, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et de Forcella.
Je ne me souciais pas d'aller à pied. A pied, l'on voit trop de choses.
Je ne me souciais pas d'aller en calèche. En calèche, on n'en voit pas assez.
Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.
Je m'arrêtai donc au corricolo.
Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussitôt.
– Mon cher hôte, lui dis-je, je viens de décider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo.
– A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C'est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.
– Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais savoir ce qu'on loue un corricolo au mois.
– On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.
– Alors à la semaine.
– On ne loue pas le corricolo à la semaine.
– Eh bien! au jour.
– On ne loue pas le corricolo au jour.
– Comment donc loue-t-on le corricolo?
– On monte dedans quand il passe et l'on dit: «Pour un carlin.» Tant que le carlin dure, le cocher vous promène; le carlin usé, on vous descend. Voulez-vous recommencer? vous dites: «Pour un autre carlin;» le corricolo repart, et ainsi de suite.
– Mais moyennant ce carlin on va où l'on veut?
– Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n'a pas encore trouvé moyen de le diriger.
– Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo!
– Pour le plaisir d'y aller.
– Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent à quinze dans une voiture où l'on est gêné à deux!
– Pas pour autre chose.
– C'est original!
– C'est comme cela.
– Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un de ses berlingo au mois, à la semaine ou au jour?
– Il refuserait.
– Pourquoi?
– Ce n'est pas l'habitude.
– Il la prendrait.
– A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles habitudes qu'on a.
– Vous croyez?
– J'en suis sûr.
– Diable! diable! J'avais une idée sur le corricolo; cela me vexera horriblement d'y renoncer.
– N'y renoncez pas.
– Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour?
– Achetez un corricolo.
– Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les chevaux avec.
– Achetez les chevaux avec.
– Mais cela me coûtera les yeux de la tête.
– Non.
– Combien cela me coûtera-t-il donc?
– Je vais vous le dire.
Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.
– Cela vous coûtera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval, trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de France.
– C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo?
– Magnifique.
– Neuf?
– Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs. Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été tué légalement.
– Comment cela?
– Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de faire des corricoli.
– Et combien y a-t-il que cet arrêté a été rendu?
– Oh! il y a cinquante ans peut-être.
– Alors comment le corricolo survit-il à une pareille ordonnance?
– Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot.
– Je crois bien! c'est une chronique nationale.
– Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le manche.
– Et quinze fois la lame.
– Ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours le même.
– Parfaitement.
– Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est défendu de faire des corricoli, mais il n'est pas défendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.
– Ah! je comprends.
– De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue; de cette façon, le corricolo est immortel.
– Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour trente francs j'aurai un attelage.
– Superbe! et qui ira comme le vent.
– Quelle espèce de chevaux?
– Ah! dame! des chevaux morts.
– Comment! des chevaux morts?
– Oui; vous comprenez