Le trou que Peggotty se mit tout d'un coup à chercher dans le talon du bas qu'elle raccommodait devait être si petit, que je crois bien qu'il ne valait pas la peine d'être raccommodé.
«Mais, Peggotty, je vous dis qu'elle ne peut pas rester toute seule.
– Que le bon Dieu vous bénisse! dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi: ne le savez-vous pas? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et mistress Grayper va avoir beaucoup de monde.»
Puisqu'il en était ainsi, j'étais tout prêt à partir. J'attendais avec la plus vive impatience que ma mère revint de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m'y attendais, et donna immédiatement son consentement; tout fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu'on payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.
Le jour de notre départ arriva bientôt. On l'avait choisi si rapproché qu'il arriva bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d'un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J'aurais donné je ne sais quoi pour qu'on me permît de m'habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.
Je ne songe pas sans une profonde émotion, bien que j'en parle d'un ton léger, à la joie que j'éprouvais en quittant la maison où j'avais été si heureux: je ne soupçonnais guère tout ce que j'allais quitter pour toujours.
J'aime à me rappeler que lorsque la carriole était devant la porte, et que ma mère m'embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je n'avais encore jamais quitté. J'aime à me rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son coeur battre contre le mien.
J'aime à me rappeler qu'au moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui cria de s'arrêter, parce qu'elle voulait m'embrasser encore une fois. J'aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me serra de nouveau dans ses bras.
Elle restait debout, seule sur la route, M. Murdstone s'approcha d'elle, et il me sembla qu'il lui reprochait d'être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait aussi de l'autre côté, avait l'air fort peu satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.
Pour moi, je restai longtemps occupé à contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais de faire: si Peggotty avait l'intention de me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l'aide des boutons et des agrafes qu'elle laisserait tomber en route?
CHAPITRE III
Un changement
Le cheval du voiturier était bien la plus paresseuse bête qu'on puisse imaginer (du moins je l'espère); il cheminait lentement, la tête pendante, comme s'il se plaisait à faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m'imaginais même parfois qu'il éclatait de rire à cette pensée, mais le voiturier m'assura que c'était un accès de toux, parce qu'il était enrhumé.
Le voiturier avait, lui aussi, l'habitude de se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu'il conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu'il conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul; et quant à la conversation, l'homme n'en avait pas d'autre que de siffler.
Peggotty avait sur ses genoux un panier de provisions, qui aurait bien pu durer jusqu'à Londres, si nous y avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s'endormait régulièrement le menton appuyé sur l'anse de son panier, et jamais, si je ne l'avais pas entendu de mes deux oreilles, on ne m'aurait fait croire qu'une faible femme pût ronfler avec tant d'énergie.
Nous fîmes tant de détours par une foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et dans bien d'autres endroits encore, que j'étais très-fatigué et bien content d'arriver enfin à Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant les yeux sur la grande étendue d'eau qu'on voyait le long de la rivière; je ne pouvais pas non plus m'empêcher d'être surpris qu'il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait tout.
À mesure que nous approchions, je voyais l'horizon s'étendre comme une ligne droite sous le ciel: je dis à Peggotty qu'une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une rôtie dans de l'eau panée, ce serait bien plus joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d'autorité qu'à l'ordinaire, qu'il fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était fière d'appartenir à ce qu'on appelle les Harengs de Yarmouth.
Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me parut fort étrange) et que je sentis l'odeur du poisson, de la poix, de l'étoupe et du goudron; quand je vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés, je compris que j'avais été injuste envers une ville si commerçante; je l'avouai à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit qu'il était bien reconnu (je suppose que c'était une chose reconnue par ceux qui ont la bonne fortune d'être des harengs de naissance) qu'à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de l'univers.
«Voilà mon Am, s'écria Peggotty; comme il est grandi! c'est à ne pas le reconnaître.»
En effet, il nous attendait à la porte de l'auberge; il me demanda comment je me portais, comme à une vieille connaissance. Au premier abord; il me semblait que je ne le connaissais pas aussi bien qu'il paraissait me connaître, attendu qu'il n'était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui donnait de l'avantage sur moi. Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour m'emporter chez lui. C'était un grand garçon de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et robustes; mais son visage avait une expression enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l'air d'un mouton. Il avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu'il se serait tenu tout aussi droit quand même il n'y aurait pas eu de jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu'il portât un chapeau, c'était plutôt un toit de goudron sur un vieux bâtiment.
Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras une petite caisse à nous: Peggotty en portait une autre. Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de petites montagnes de sable; nous passions à côté de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d'ateliers de gréement, de forges en mouvement, et d'une foule d'établissements pareils; enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j'avais déjà vue de loin; Ham me dit:
«Voilà notre maison, monsieur Davy.»
Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le sable; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait tout tranquillement, mais je n'apercevais rien autre chose qui eût l'air d'une habitation.
«Ce n'est pas ça? dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau?
– C'est ça, monsieur Davy,» répliqua Ham.
Si