Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours aux idées; et ces maudits chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le coussin!
– M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J’en serais désolé, mon ami. J’ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n’avais pas l’intention de vous offrir la revanche, et que vous n’aviez plus d’argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, croyez-moi, parce que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et me faisait honte de mon bonheur!
Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner le plus possible.
– Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d’ici à mon château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon. Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!
Gourville embrassa le maréchal.
– Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des cartes?
– Mais des cartes! répéta le maréchal.
Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.
– Au passe-dix!
– Au passe-dix! maréchal.
Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur ame à qui mieux mieux.
Après quelques minutes:
– Mille excuses, Gourville!
– Mais comment donc, maréchal?
– Cocher! cocher!
– Monseigneur!
– On vous a recommandé, La Brie, d’aller le plus lentement possible.
– Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés.
– C’est très-bien ainsi.
On était à Beauvoir.
Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid.
Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de Beauvoir. A vous, mon maître, d’en faire les honneurs! Il vous appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le résigne avec dignité.
Ils mirent pied à terre.
A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était excusable; sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître, goûté tous les vins.
Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur de Beauvoir!
– Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est une revanche qui vous revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir.
– Laissons cela, Gourville.
– Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n’acceptiez.
– Bien! – mais plus que celle-ci.
– Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez.
– Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous plaît-il?
Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu’ils s’approchaient de la portière de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les poches; – interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.
Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie de Mennecy: il n’y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize heures.
Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les deux amis, en s’embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière. Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante. Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les cornets dans la Seine!
Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles par tour.
Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes, avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à l’allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette d’Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.
Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût été un spectacle peu digne; les objets qu’elles étalaient n'étaient pas non plus livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une magnificence sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces boutiques étaient des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût différent; la fortune des joueurs n’avait à vaincre que le hasard des lots. Tel qui désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un peigne d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d’un bout de la cour des Bornes à l’autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand.
Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, nœuds d'épée, médaillons, boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l’allégorie. Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu’on ne pense, la toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à Vaux-le-Vicomte!»
On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour peu qu’on songe à ces lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers de Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés dans d’autres boutiques. On le sait,