M. de Soyecourt parut.
– Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle?
En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un chasseur: – Et ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua le roi, de mander M. Molière?
Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la porte les paroles ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L’intention du roi fut admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et applaudit dans Dorante ce fâcheux parlant toujours de la chasse, le personnage de M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet excellent trait de la comédie des Fâcheux appartient à Louis XIV.
Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de M. de Belle-Isle était excellent. Enivré de la conversation qu’il avait eue avec le roi, il se retira glorieux comme s’il eût tué un cerf dix-cors.
– Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur qui a médit de votre parc.
– Sire, c’est mon jardinier.
– Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant de génie? Mais que je le voie.
– Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l’indulgence d’excuser son costume et ses propos; c’est un paysan.
Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle, regardant au plafond.
– Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas.
– Mon roi, c’est possible.
– Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas propre à la chasse?
– Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, les chasseurs m’auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens. Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.
– C'était donc un mensonge?
– Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la grosse bête dedans.
Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea vers la porte.
– Monsieur Le Nôtre!
– Mon roi!
– Vous allez me bâtir un château.
– Deux, mon roi.
– L’un à Versailles, l’autre à Trianon.
– Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d’eau, à gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.
– 20,000 livres, Le Nôtre.
– Mon roi, ce n’est pas assez.
– Mais pour vous, Le Nôtre?
– Mon roi, c’est trop.
– Un escalier de géant, Le Nôtre.
– Par où vous monterez, mon roi.
– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au roi.
– Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau.
Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.
– Le Nôtre, des fontaines de marbre.
– De bronze, mon roi.
– Une terrasse, Le Nôtre.
– Au pied de l’escalier, mon roi.
– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
– Un canal grand comme une mer.
– Eh mais! il n’y a pas d’eau!
– Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l’Océan, mon roi.
– 20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
– Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi.
– Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre.
– Il faudra trois mille pieds d’orangers pour une serre au bas du grand escalier, mon roi.
– Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre.
– A quand les maçons, mon roi?
– A bientôt.
– Mon roi, je t’aime.
Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.
Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça de le retenir.
– Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade de chevalier.
Le plan du palais de Versailles était arrêté.
Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du roi, tenant un objet voilé sur ses bras.
– Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce tableau?
Le roi fit un signe d’assentiment.
Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu’il portait ce jour-là, rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l’admiration si intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'œuvre, dont le Louvre a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste.
– C’est bien, s'écria Louis XIV.
Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait.
Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le tint en équilibre par l’anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux.
– Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs.
On était attentif aux critiques du roi.
– La signature du peintre.
Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la couleur encore fraîche: Lebrun.
– Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi.
– Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu’il fait à votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous sur ma maison.
Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira.
– Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité d’un surintendant.
– Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent s'écrouler.
– Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux sortir.
– Vous resterez. L’emportement fit à Versailles la journée des dupes, la finesse en eut tout l’avantage. Vaux profitera de l’expérience de Versailles.
– Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu’on dévore six provinces dans ce château!
– Celui qui aurait le château aurait les six provinces.
– Oui, celui…
Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, couvrit les paroles à demi-voix dites par le roi à sa mère; et