Il est clair encore qu'en considérant les choses en masse, il vaudrait mieux, pour l'ensemble des hommes ou pour la société, que les obstacles fussent aussi faibles et aussi peu nombreux que possible.
Mais si l'on scrute les phénomènes sociaux dans leurs détails, et les sentiments des hommes selon que l'échange les a modifiés, on aperçoit bientôt comment ils sont arrivés à confondre les besoins avec la richesse et l'obstacle avec la cause.
La séparation des occupations, résultat de la faculté d'échanger, fait que chaque homme, au lieu de lutter pour son propre compte avec tous les obstacles qui l'environnent, n'en combat qu'un; le combat non pour lui, mais au profit de ses semblables, qui, à leur tour, lui rendent le même service.
Or, il résulte de là que cet homme voit la cause immédiate de sa richesse dans cet obstacle qu'il fait profession de combattre pour le compte d'autrui. Plus cet obstacle est grand, sérieux, vivement senti, et plus, pour l'avoir vaincu, ses semblables sont disposés à le rémunérer, c'est-à-dire à lever en sa faveur les obstacles qui le gênent.
Un médecin, par exemple, ne s'occupe pas de faire cuire son pain, de fabriquer ses instruments, de tisser ou de confectionner ses habits. D'autres le font pour lui, et, en retour, il combat les maladies qui affligent ses clients. Plus ces maladies sont nombreuses, intenses, réitérées, plus on consent, plus on est forcé même à travailler pour son utilité personnelle. À son point de vue, la maladie, c'est-à-dire un obstacle général au bien-être des hommes, est une cause de bien-être individuel. Tous les producteurs font, en ce qui les concerne, le même raisonnement. L'armateur tire ses profits de l'obstacle qu'on nomme distance; l'agriculteur, de celui qu'on nomme faim; le fabricant d'étoffes, de celui qu'on appelle froid; l'instituteur vit sur l'ignorance, le lapidaire sur la vanité, l'avoué sur la cupidité, le notaire sur la mauvaise foi possible, comme le médecin sur les maladies des hommes. Il est donc très-vrai que chaque profession a un intérêt immédiat à la continuation, à l'extension même de l'obstacle spécial qui fait l'objet de ses efforts.
Ce que voyant, les théoriciens arrivent qui fondent un système sur ces sentiments individuels, et disent: Le besoin, c'est la richesse; le travail, c'est la richesse; l'obstacle au bien-être, c'est le bien-être. Multiplier les obstacles, c'est donner de l'aliment à l'industrie.
Puis surviennent les hommes d'État. Ils disposent de la force publique; et quoi de plus naturel que de la faire servir à développer, à propager les obstacles, puisque aussi bien c'est développer et propager la richesse? Ils disent, par exemple: Si nous empêchons le fer de venir des lieux où il abonde, nous créerons chez nous un obstacle pour s'en procurer. Cet obstacle, vivement senti, déterminera à payer pour en être affranchi. Un certain nombre de nos concitoyens s'attachera à le combattre, et cet obstacle fera leur fortune. Plus même il sera grand, plus le minerai sera rare, inaccessible, difficile à transporter, éloigné des foyers de consommation, plus cette industrie, dans toutes ses ramifications, occupera de bras. Excluons donc le fer étranger; créons l'obstacle, afin de créer le travail qui le combat.
Le même raisonnement conduira à proscrire les machines.
Voilà, dira-t-on, des hommes qui ont besoin de loger leur vin. C'est un obstacle; et voici d'autres hommes qui s'occupent de le lever en fabriquant des tonneaux. Il est donc heureux que l'obstacle existe, puisqu'il alimente une portion du travail national et enrichit un certain nombre de nos concitoyens. Mais voici venir une machine ingénieuse qui abat le chêne, l'équarrit, le partage en une multitude de douves, les assemble et les transforme en vaisseaux vinaires. L'obstacle est bien amoindri, et avec lui la fortune des tonneliers. Maintenons l'un et l'autre par une loi. Proscrivons la machine.
Pour pénétrer au fond de ce sophisme, il suffit de se dire que le travail humain n'est pas un but, mais un moyen. Il ne reste jamais sans emploi. Si un obstacle lui manque, il s'attaque à un autre, et l'humanité est délivrée de deux obstacles par la même somme de travail qui n'en détruisait qu'un seul. – Si le travail des tonneliers devenait jamais inutile, il prendrait une autre direction. – Mais avec quoi, demande-t-on, serait-il rémunéré? précisément avec ce qui le rémunère aujourd'hui; car, quand une masse de travail devient disponible par la suppression d'un obstacle, une masse correspondante de rémunération devient disponible aussi. – Pour dire que le travail humain finira par manquer d'emploi, il faudrait prouver que l'humanité cessera de rencontrer des obstacles. – Alors le travail ne serait pas seulement impossible, il serait superflu. Nous n'aurions plus rien à faire, parce que nous serions tout-puissants, et qu'il nous suffirait de prononcer un fiat pour que tous nos besoins et tous nos désirs fussent satisfaits6.
III. – EFFORT, RÉSULTAT
Nous venons de voir qu'entre nos besoins et leur satisfaction s'interposent des obstacles. Nous parvenons à les vaincre ou à les affaiblir par l'emploi de nos facultés. On peut dire d'une manière très-générale que l'industrie est un effort suivi d'un résultat.
Mais sur quoi se mesure notre bien-être, notre richesse? Est-ce sur le résultat de l'effort? est-ce sur l'effort lui-même? – Il existe toujours un rapport entre l'effort employé et le résultat obtenu. – Le progrès consiste-t-il dans l'accroissement relatif du second ou du premier terme de ce rapport?
Les deux thèses ont été soutenues; elles se partagent, en économie politique, le domaine de l'opinion.
Selon le premier système, la richesse est le résultat du travail. Elle s'accroît à mesure que s'accroît le rapport du résultat à l'effort. La perfection absolue, dont le type est en Dieu, consiste dans l'éloignement infini des deux termes, en ce sens: effort nul, résultat infini.
Le second professe que c'est l'effort lui-même qui constitue et mesure la richesse. Progresser, c'est accroître le rapport de l'effort au résultat. Son idéal peut être représenté par l'effort à la fois éternel et stérile de Sisyphe7.
Naturellement, le premier accueille tout ce qui tend à diminuer la peine et à augmenter le produit: les puissantes machines qui ajoutent aux forces de l'homme, l'échange qui permet de tirer un meilleur parti des agents naturels distribués à diverses mesures sur la surface du globe, l'intelligence qui trouve, l'expérience qui constate, la concurrence qui stimule, etc.
Logiquement aussi le second appelle de ses vœux tout ce qui a pour effet d'augmenter la peine et de diminuer le produit: priviléges, monopoles, restrictions, prohibitions, suppressions de machines, stérilité, etc.
Il est bon de remarquer que la pratique universelle des hommes est toujours dirigée par le principe de la première doctrine. On n'a jamais vu, on ne verra jamais un travailleur, qu'il soit agriculteur, manufacturier, négociant, artisan, militaire, écrivain ou savant, qui ne consacre toutes les forces de son intelligence à faire mieux, à faire plus vite, à faire plus économiquement, en un mot, à faire plus avec moins.
La doctrine opposée est à l'usage des théoriciens, des députés, des journalistes, des hommes d'État, des ministres, des hommes enfin dont le rôle en ce monde est de faire des expériences sur le corps social.
Encore faut-il observer qu'en ce qui les concerne personnellement, ils agissent, comme tout le monde, sur le principe: obtenir du travail la plus grande somme possible d'effets utiles.
On croira peut-être que j'exagère, et qu'il n'y a pas de vrais Sisyphistes.
Si l'on veut dire que, dans la pratique, on ne pousse pas le principe jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, j'en conviendrai volontiers. Il en est même toujours ainsi quand on part d'un principe faux. Il mène bientôt à des résultats si absurdes et si malfaisants qu'on est