La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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arbres touffus, tourne avec la grâce d'une allée forestière verte et silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une vallée profonde, peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée de verdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins. Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés comme les têtes d'une foule, recèlent les misères du faubourg Saint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monuments semblent gigantesques; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts peupliers du vallon. A gauche, l'Observatoire, à travers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe en produisant d'inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectre noir et décharné. Puis, dans le lointain, l'élégante lanterne des Invalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et les tours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignes architecturales sont mêlées à des feuillages, à ces ombres, sont soumises aux caprices d'un ciel qui change incessamment de couleur, de lumière ou d'aspect. Loin de vous, les édifices meublent les airs; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de ce singulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canal Saint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines des Greniers d'abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines de Belleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leurs accidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu'un souvenir d'enfance; immense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié et le faîte du cimetière de l'Est, entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l'Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire: – Je suis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face de Paris, s'il en épure, s'il en fluidifie les lignes; s'il y allume quelques vitres, s'il en égaie les tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les murs et transforme l'atmosphère en un voile de gaze; s'il crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques; si le ciel est d'azur et la terre frémissante, si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes que l'imagination n'oublie jamais, dont vous serez idolâtre, affolé comme d'un merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert. Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude, la voix d'un million d'êtres et la voix de Dieu. Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

      Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisait briller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, à l'aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrement au mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notre pays d'aujourd'hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France, vont acheter à prix d'or le droit de dédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à travers un lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Je contemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup le bruit d'un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la philosophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide au bas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au delà du pont des Gobelins, je découvris une femme qui me parut encore assez jeune, mise avec la simplicité la plus élégante, et dont la physionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage. Un beau jeune homme posait à terre le plus joli petit garçon qu'il fût possible de voir, en sorte que je n'ai jamais su si le baiser avait retenti sur les joues de la mère ou sur celles de l'enfant. Une même pensée, tendre et vive, éclatait dans les yeux, dans les gestes, dans le sourire des deux jeunes gens. Ils entrelacèrent leurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rapprochèrent avec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout à eux-mêmes, ils ne s'aperçurent point de ma présence. Mais un autre enfant, mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jeta des regards empreints d'une expression saisissante. Laissant son frère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant de sa mère et du jeune homme, cet enfant, vêtu comme l'autre, aussi gracieux, mais plus doux de formes, resta muet, immobile, et dans l'attitude d'un serpent engourdi. C'était une petite fille. La promenade de la jolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal. Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faible espace qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtée au détour du boulevard, ils recommençaient constamment leur courte carrière, en s'arrêtant, se regardant, riant au gré des caprices d'une conversation tour à tour animée, languissante, folle ou grave.

      Caché par le gros orme, j'admirais cette scène délicieuse, et j'en aurais sans doute respecté les mystères si je n'avais surpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne les traces d'une pensée plus profonde que ne le comportait son âge. Quand sa mère et le jeune homme se retournaient après être venus près d'elle, souvent elle penchait sournoisement la tête, et lançait sur eux comme sur son frère un regard furtif vraiment extraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, la malicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visage enfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou son compagnon caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment le cou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où, par enfantillage, il essayait de marcher avec eux. Il y avait certes une passion d'homme sur la physionomie grêle de cette petite fille bizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétise plus sûrement la mort chez ces créatures en fleur? est-ce la souffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes, à peine germées? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, je ne connais maintenant rien de plus horrible qu'une pensée de vieillard sur un front d'enfant; le blasphème aux lèvres d'une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l'attitude presque stupide de cette fille déjà pensive, la rareté de ses gestes, tout m'intéressa-t-il. Je l'examinai curieusement. Par une fantaisie naturelle aux observateurs, je la comparais à son frère, en cherchant à surprendre les rapports et les différences qui se trouvaient entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeux noirs et une puissance précoce qui formaient une riche opposition avec la blonde chevelure, les yeux vert de mer et la gracieuse faiblesse du plus jeune. L'aînée pouvait avoir environ sept à huit ans, l'autre six à peine. Ils étaient habillés de la même manière. Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai dans les collerettes de leurs chemises une différence assez frivole, mais qui plus tard me révéla tout un roman dans le passé, tout un drame dans l'avenir. Et c'était bien peu de chose. Un simple ourlet bordait la collerette de la petite fille brune, tandis que de jolies broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secret de cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans l'âme de leurs mères, comme si l'esprit de Dieu était en eux. Insouciant et gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant sa peau blanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomie de douceur; tandis que l'aînée, malgré sa force, malgré la beauté de ses traits et l'éclat de son teint, ressemblait à un petit garçon maladif. Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeur qui donne tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoir été, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur. Enfin, sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre, symptôme d'un vigoureux caractère. A deux reprises son jeune frère était venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joli regard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit cor de chasse dans lequel il soufflait par instants; mais, chaque fois, elle n'avait répondu que par un farouche regard à cette phrase: – Tiens, Hélène, le veux-tu? dite d'une voix caressante. Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante en apparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assez vivement lorsque son frère approchait; mais le cadet ne paraissait pas s'apercevoir de l'humeur noire de sa sœur, et son insouciance, mêlée d'intérêt, achevait de faire contraster le véritable caractère de l'enfance avec la science soucieuse de l'homme, inscrite déjà sur la figure de la petite fille, et qui déjà l'obscurcissait de ses sombres nuages.

      – Maman, Hélène ne veut pas jouer, s'écria le petit qui saisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune homme étaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.

      – Laisse-la,