– Ce serait, dit-il en s'en allant, du sentiment à perte de vue, une correspondance à fatiguer un sous-chef ambitieux! Cependant, si je voulais bien… Ce fatal —Si je voulais bien! a constamment perdu les entêtés. En France l'amour-propre mène à la passion. Charles revint chez madame d'Aiglemont et crut s'apercevoir qu'elle prenait plaisir à sa conversation. Au lieu de se livrer avec naïveté au bonheur d'aimer, il voulut alors jouer un double rôle. Il essaya de paraître passionné, puis d'analyser froidement la marche de cette intrigue, d'être amant et diplomate; mais il était généreux et jeune, cet examen devait le conduire à un amour sans bornes; car, artificieuse ou naturelle, la marquise était toujours plus forte que lui. Chaque fois qu'il sortait de chez madame d'Aiglemont, Charles persistait dans sa méfiance et soumettait les situations progressives par lesquelles passait son âme à une sévère analyse, qui tuait ses propres émotions.
– Aujourd'hui, se disait-il à la troisième visite, elle m'a fait comprendre qu'elle était très-malheureuse et seule dans la vie, que sans sa fille elle désirerait ardemment la mort. Elle a été d'une résignation parfaite. Or, je ne suis ni son frère ni son confesseur, pourquoi m'a-t-elle confié ses chagrins? Elle m'aime.
Deux jours après, en s'en allant, il apostrophait les mœurs modernes.
– L'amour prend la couleur de chaque siècle. En 1822 il est doctrinaire. Au lieu de se prouver, comme jadis, par des faits, on le discute, on le disserte, on le met en discours de tribune. Les femmes en sont réduites à trois moyens: d'abord elles mettent en question notre passion, nous refusent le pouvoir d'aimer autant qu'elles aiment. Coquetterie! véritable défi que la marquise m'a porté ce soir. Puis elles se font très-malheureuses pour exciter nos générosités naturelles ou notre amour-propre. Un jeune homme n'est-il pas flatté de consoler une grande infortune? Enfin elles ont la manie de la virginité! Elle a dû penser que je la croyais toute neuve. Ma bonne foi peut devenir une excellente spéculation.
Mais un jour, après avoir épuisé ses pensées de défiance, il se demanda si la marquise était sincère, si tant de souffrances pouvaient être jouées, pourquoi feindre de la résignation? elle vivait dans une solitude profonde, et dévorait en silence des chagrins qu'elle laissait à peine deviner par l'accent plus ou moins contraint d'une interjection. Dès ce moment Charles prit un vif intérêt à madame d'Aiglemont. Cependant, en venant à un rendez-vous habituel qui leur était devenu nécessaire l'un à l'autre, heure réservée par un mutuel instinct, Vandenesse trouvait encore sa maîtresse plus habile que vraie, et son dernier mot était: – Décidément, cette femme est très adroite. Il entra, vit la marquise dans son attitude favorite, attitude pleine de mélancolie; elle leva les yeux sur lui sans faire un mouvement, et lui jeta un de ces regards pleins qui ressemblent à un sourire. Madame d'Aiglemont exprimait une confiance, une amitié vraie, mais point d'amour. Charles s'assit et ne put rien dire. Il était ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque un langage.
– Qu'avez-vous? lui dit-elle d'un son de voix attendrie.
– Rien. Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous a point encore occupée.
– Qu'est-ce?
– Mais… le congrès est fini.
– Eh! bien, dit-elle, vous deviez donc aller au congrès?
Une réponse directe était la plus éloquente et la plus délicate des déclarations; mais Charles ne la fit pas. La physionomie de madame d'Aiglemont attestait une candeur d'amitié qui détruisait tous les calculs de la vanité, toutes les espérances de l'amour, toutes les défiances du diplomate; elle ignorait ou paraissait ignorer complétement qu'elle fût aimée; et, lorsque Charles, tout confus, se replia sur lui-même, il fut forcé de s'avouer qu'il n'avait rien fait ni rien dit qui autorisât cette femme à le penser. Monsieur de Vandenesse trouva pendant cette soirée la marquise ce qu'elle était toujours: simple et affectueuse, vraie dans sa douleur, heureuse d'avoir un ami, fière de rencontrer une âme qui sût entendre la sienne; elle n'allait pas au delà, et ne supposait pas qu'une femme pût se laisser deux fois séduire; mais elle avait connu l'amour et le gardait encore saignant au fond de son cœur; elle n'imaginait pas que le bonheur pût apporter deux fois à une femme ses enivrements, car elle ne croyait pas seulement à l'esprit, mais à l'âme; et, pour elle, l'amour n'était pas une séduction, il comportait toutes les séductions nobles. En ce moment Charles redevint jeune homme, il fut subjugué par l'éclat d'un si grand caractère, et voulut être initié dans tous les secrets de cette existence flétrie par le hasard plus que par une faute. Madame d'Aiglemont ne jeta qu'un regard à son ami en l'entendant demander compte du surcroît de chagrin qui communiquait à sa beauté toutes les harmonies de la tristesse; mais ce regard profond fut comme le sceau d'un contrat solennel.
– Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. Il y a trois ans, à pareil jour, celui qui m'aimait, le seul homme au bonheur de qui j'eusse sacrifié jusqu'à ma propre estime, est mort, et mort pour me sauver l'honneur. Cet amour a cessé jeune, pur, plein d'illusions. Avant de me livrer à une passion vers laquelle une fatalité sans exemple me poussa, j'avais été séduite par ce qui perd tant de jeunes filles, par un homme nul, mais de formes agréables. Le mariage effeuilla mes espérances une à une. Aujourd'hui j'ai perdu le bonheur légitime et ce bonheur que l'on nomme criminel, sans avoir connu le bonheur. Il ne me reste rien. Si je n'ai pas su mourir, je dois être au moins fidèle à mes souvenirs.
A ces mots, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et se tordit légèrement les doigts, qu'elle avait croisés par son geste habituel. Cela fut dit simplement, mais l'accent de sa voix était l'accent d'un désespoir aussi profond que paraissait l'être son amour, et ne laissait aucune espérance à Charles. Cette affreuse existence traduite