Ce sont la des reflexion faites apres coup. A l'epoque dont je retrace l'histoire, j'etais trop jeune pour raisonner ainsi; trop peu familiarise avec la diplomatie de la passion. Neanmoins, mon esprit, alors, se jeta dans de longues suites de raisonnements, et je combinai des plans nombreux pour arriver a decouvrir si j'etais aime.
Il y avait une guitare dans la maison. Pendant que j'etais au college, j'avais appris a jouer de cet instrument, dont les sons charmaient Zoe et sa mere. Je leur disais des airs de mon pays, des chants d'amour; et, le coeur battant, j'epiais sur sa physionomie l'effet que pouvaient produire les phrases brulantes de ces romances. Plus d'une fois, j'avais pose la l'instrument avec un desappointement complet. De jour en jour, mes reflexions devenaient plus tristes. Se pouvait-il qu'elle fut trop jeune pour comprendre la signification du mot amour? trop jeune pour eprouver ce sentiment? Elle n'avait que douze ans, il est vrai; mais c'etait une fille des pays chauds, et j'avais vu souvent, sous le ciel brulant du Mexique, des epouses, des meres de famille qui n'avaient que cet age. Tous les jours nous sortions ensemble. Le botaniste etait occupe de ses travaux, et la mere se livrait silencieusement aux soins de l'interieur. L'amour n'est pas aveugle. Il peut etre tout ce que l'on voudra au monde; mais pour tout ce qui concerne l'objet aime, il a ses yeux, toujours eveilles, d'Argus.
Je maniais habilement le crayon, et j'amusais ma compagne en faisant des croquis sur des carres de papier et sur les feuilles blanches de ses cahiers de musique. La plupart de ces croquis representaient des figures de femmes, dans toutes sortes d'attitudes et de costumes. Elles se ressemblaient toutes par les traits du visage. L'enfant, sans en deviner la cause, avait remarque cette particularite.
– Pourquoi cela? demanda-t-elle un jour que nous etions assis l'un pres de l'autre. Ces femmes ont toutes des costumes differents, elles sont de differentes nations, n'est-ce pas? Et pourtant elles se ressemblent toutes? Elles ont les memes traits; mais tout a fait les memes traits, je crois?
– C'est votre figure, Zoe; je ne puis pas en dessiner d'autre. Elle leva ses grands yeux, et les fixa sur moi avec une expression d'etonnement naif; mais sa physionomie ne trahissait aucun embarras.
– Cela me ressemble?
– Oui, autant que je puis le faire.
– Et pourquoi ne pouvez-vous pas dessiner d'autres figures?
– Pourquoi? parce que je… – Zoe, je crains que vous ne me compreniez pas.
– Oh! Henri, croyez-vous donc que je sois une si mauvaise ecoliere? Est-ce que je ne comprends pas tout ce que vous me racontez des pays lointains que vous avez parcourus? Surement, je comprendrai cela tout aussi bien…
– Alors, je vais vous le dire, Zoe.
Je me penchai en avant, le coeur emu et la voix tremblante.
– C'est parce que votre figure est toujours devant mes yeux; je ne puis pas en dessiner d'autre. C'est que… je vous aime, Zoe!..
– Oh! c'est la la raison? Et, quand vous aimez quelqu'un, sa figure est toujours devant vos yeux, que cette personne soit presente ou non? Est-ce ainsi?
– C'est ainsi, repondis-je, tristement desappointe.
– Et c'est cela qu'on appelle l'amour, Henri?
– Oui.
– Alors je dois vous aimer, car, quelque part que je sois, je vois toujours votre figure, comme si elle etait devant moi! Si je savais me servir du crayon comme vous, je suis sure que je pourrais la dessiner, quand meme vous ne seriez pas la! Eh bien, alors, est-ce que vous pensez que je vous aime, Henri?
La plume ne pourrait rendre ce que j'eprouvai en ce moment. Nous etions assis et la feuille de papier sur laquelle etaient les croquis etait etendue entre nous deux. Ma main glissa sur la surface jusqu'a ce que les doigts de ma compagne, qui n'opposait aucune resistance, fussent serres dans les miens. Une commotion violente resulta de ce contact electrique. Le papier tomba sur le plancher, et le coeur tremblant, mais rempli d'orgueil, j'attirai sur mon sein la charmante creature qui se laissait faire. Nos levres se rencontrerent dans un premier baiser. Je sentis son coeur battre contre ma poitrine. Oh! bonheur! joies du ciel! j'etais le souverain de ce cher petit coeur!..
XIV
LUMIERE ET OMBRE
La maison que nous habitions occupait le milieu d'un enclos carre qui s'etendait jusqu'au bord de la riviere de Del-Norte. Cet enclos, qui renfermait un parterre et un jardin anglais, etait defendu de tous cotes par de hauts murs en adobe. Le faite de ces murs etait garni d'une rangee de cactus dont les grosse branches epineuses formaient d'infranchissables chevaux de frise. On n'arrivait a la maison et au jardin que par une porte massive munie d'un guichet, laquelle, ainsi que je l'avais remarque, etait toujours fermee et barricadee. Je n'avais nulle envie d'aller dehors. Le jardin, qui etait fort grand, limitait mes promenades, souvent je m'y promenais avec Zoe et sa mere, et plus souvent encore avec Zoe seule. On trouvait dans cette enceinte plus d'un objet interessant. Il y avait une ruine, et la maison elle-meme gardait encore les traces d'une ancienne splendeur effacee. C'etait un grand batiment dans le style moresque-espagnol, avec un toit plat (azotea) borde d'un parapet crenele sur la facade. Ca et la, l'absence de quelqu'une des dents de pierre de ces creneaux accusait la negligence et le delabrement. Le jardin etait rempli de symptomes analogues; mais dans ces ruines memes on trouvait un eclatant temoignage du soin qui avait preside autrefois a l'installation de ces statues brisees, de ces fontaines sans eaux, de ces berceaux effondres, de ces grandes allees envahies par les mauvaises herbes, et dont les restes accusaient a la fois la grandeur passee et l'abandon present. On avait reuni la beaucoup d'arbres d'especes rares et exotiques; mais il y avait quelque chose de sauvage dans l'aspect de leurs fruits et de leurs feuillages. Leurs branches entrelacees formaient d'epais fourres qui denotaient l'absence de toute culture. Cette sauvagerie n'etait pas denuee d'un certain charme; en