Socorro etait en pleine rumeur a propos de nouvelles incursions des Indiens. Ceux-ci avaient attaque un convoi pres du passage de Fra-Cristobal, et massacre les arrieros jusqu'au dernier. Le village etait consterne. Les habitants redoutaient une attaque, et me considererent comme atteint de folie quand je fis connaitre mon intention de traverser le desert. Je commencais a craindre qu'on ne detournat mon guide de son engagement; mais il resta inebranlable, et assura plus que jamais qu'il nous accompagnerait jusqu'au bout. Independamment de la chance de rencontrer les Apaches, j'etais en assez mauvaise position pour affronter la Jornada. Ma blessure etait devenue tres-douloureuse, et j'etais devore par la fievre. Mais la caravane avait traverse Socorro, trois jours seulement auparavant, et j'avais l'espoir de rejoindre mes anciens compagnons avant qu'ils eussent atteint El-Paso. Cela me determina a fixer mon depart au lendemain matin, et a prendre toutes les dispositions necessaires pour une course rapide.
Gode et moi nous nous eveillames avant le jour. Mon domestique sortit pour avertir le guide et seller les chevaux et les mules. Je restai dans la maison pour preparer le cafe avant de partir. J'avais pour temoin oisif de cette operation le maitre de l'auberge, qui s'etait leve et se promenait gravement dans la salle, enveloppe dans son serape. Au beau milieu de ma besogne, je fus interrompu par la voix de Gode, qui appelait du dehors:
– Mon maitre! mon maitre! le gredin s'est sauve!
– Qu'est-ce que vous dites? Qui est-ce qui s'est sauve?
– Oh! monsieur! le Mexicain avec la mule; il l'a volee et s'est sauve avec. Venez, monsieur, venez.
Rempli d'inquietude, je suivis le Canadien a l'ecurie. Mon cheval!.. Dieu merci, il etait la. Une des mules manquait; c'etait celle que le guide avait montee depuis Parida.
– Peut-etre n'est-il pas encore parti, hasardai-je; il peut se faire qu'il soit encore dans la ville.
Nous cherchames de tous cotes et envoyames dans toutes les directions, mais sans succes. Nos doutes furent enfin leves par quelques hommes arrivant pour le marche; ils avaient rencontre notre homme beaucoup plus haut, le long de la riviere, menant la mule au triple galop… Que pouvions-nous faire? Le poursuivre jusqu'a Parida? C'etait une journee de perdue. Je pensai bien, d'ailleurs, qu'il n'aurait pas ete si sot que de prendre cette direction; l'eut-il fait, c'eut ete peine perdue pour nous que de nous adresser a la justice. En consequence, je pris le parti de laisser cela jusqu'a ce que le retour de la caravane me mit a meme de retrouver le voleur et de poursuivre son chatiment devant les autorites. Mes regrets de la perte de mon mulet furent quelque peu melanges d'une sorte de reconnaissance envers le coquin qui l'avait vole, lorsque je caressai de la main le nez de mon bon cheval. Pourquoi n'avait-il pas pris Moro de preference a la mule? C'est une question que je n'ai jamais pu resoudre jusqu'a present. Je ne puis m'expliquer la preference de cette canaille qu'en l'attribuant a quelques scrupules d'un vieux reste d'honnetete, ou a la stupidite la plus complete. Je cherchai a me procurer un autre guide; je m'adressai a tous les habitants de Socorro; mais ce fut en vain. Ils ne connaissaient pas une ame qui voulut consentir a entreprendre un tel voyage.
– Los Apaches! Los Apaches!
Je m'adressai aux peons, aux mendiants de la place:
– Los Apaches!
Partout ou je me tournais, je ne recevais qu'une reponse: Los Apaches, et un petit mouvement du doigt indicateur, a la hauteur du nez, ce qui est la facon la plus expressive de dire non dans tout le Mexique.
– Il est clair, Gode, que nous ne trouverons pas de guide. Il faut affronter la Jornada sans ce secours. Qu'en dites-vous, voyageur?
– Je suis pret, mon maitre; allons!
Suivi de mon fidele compagnon, avec la seule mule de bagage qui nous restat, je pris la route du desert. Nous dormimes la nuit suivante au milieu des ruines de Valverde, et le lendemain, partis de tres-bonne heure, nous entrions dans la Jornada del Muerte.
X
LA JORNADA DEL MUERTE
Au bout de deux heures, nous avions atteint le passage de Fra-Cristobal. La, la route s'eloigne de la riviere et penetre dans le desert sans eau. Nous entrons dans le gue peu profond et nous traversons sur la rive orientale. Nous remplissons nos outres avec grand soin, et nous laissons nos betes boire a discretion. Apres une courte halte pour nous rafraichir nous-memes, nous reprenons notre marche. Quelques milles sont a peine franchis que nous pouvons verifier la justesse du nom donne a ce terrible desert. Le sol est jonche d'ossements d'animaux divers. Il y a aussi des ossements humains. Ce spheroide blanc, marbre de rainures grises et dentelees, c'est un crane humain: il est place pres du squelette d'un cheval. Le cheval et l'homme sont tombes, ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie des loups. Au milieu de leur course alteree, ils avaient ete abattus par le desespoir, ignorant que l'eau n'etait plus eloignee d'eux que d'un seul effort de plus! Nous rencontrons le squelette d'une mule, avec son bat encore boucle, et une vieille couverture longtemps battue par les vents. D'autres objets, evidemment apportes la par la main de l'homme, frappent nos yeux a mesure que nous avancons. Un bidon brise, des tessons de bouteilles, un vieux chapeau, un morceau de couverture de selle, un eperon couvert de rouille, une courroie rompue et tant d'autres vestiges se trouvent sous nos pas et racontent de lamentables histoires. Et nous n'etions encore que sur le bord du desert. Nous venions de nous rafraichir. Qu'adviendrait-il de nous quand, ayant traverse, nous approcherions de la rive opposee? Etions-nous destines a laisser des souvenirs du meme genre!
De tristes pressentiments venaient nous assaillir, lorsque nos yeux mesuraient la vaste plaine aride qui s'etendait a l'infini devant nous. Nous ne craignions pas les Apaches. La nature elle-meme etait notre plus redoutable ennemi. Nous marchions en suivant les traces des wagons. La preoccupation nous rendait muets. Les montagnes de Cristobal s'abaissaient derriere et nous avions presque perdu la terre de vue. Nous apercevions bien les sommets de la Sierra-Blanca, au loin, tout au loin a l'est; mais devant nous, au sud, l'oeil n'etait arrete par aucun point saillant, par aucune limite. La chaleur commencait a etre excessive. J'avais prevu cela au moment du depart, sentant que la matinee avait ete tres-froide, et voyant la riviere couverte de brouillards. Dans tout le cours de mes voyages a travers toutes sortes de climats, j'ai remarque que de telles matinees pronostiquent des heures brulantes pour le milieu du jour. Les rayons du soleil deviennent de plus en plus torrides a mesure qu'il s'eleve. Un vent violent souffle, mais il n'apporte aucune fraicheur. Au contraire; il souleve des nuages de sable brulant et nous les lance a la face. Il est midi. Le soleil est au zenith. Nous marchons peniblement a travers le sable mouvant. Pendant plusieurs milles nous n'apercevons aucun signe de vegetation. Les traces des wagons ne peuvent plus nous guider: le vent les a effacees.
Nous entrons dans une plaine couverte d'artemisia et de hideux buissons de plantes grasses. Les branches tordues et entrelacees entravent notre marche. Pendant plusieurs heures, nous chevauchons a travers des fourres de sauge amere, et nous atteignons enfin une autre region, une plaine sablonneuse et ondulee. De longs chainons arides descendent des montagnes et semblent s'enfoncer dans les vagues du sable amoncele de chaque cote. Nous ne sommes plus entraves par les feuilles argentees de l'artemisia. Nous ne voyons devant nous que l'espace sans limite, sans chemins traces et sans arbres. La reverberation de la lumiere par la surface unie du sol nous aveugle. Le vent souffle moins fort, et de noirs nuages flottant dans l'air s'eloignent lentement. Tout a coup nous nous arretons frappes d'etonnement. Une scene etrange nous environne. D'enormes colonnes de sable souleve par des tourbillons de vent s'elevent verticalement jusqu'aux nuages. Ces colonnes se meuvent ca et la a travers la plaine. Elles sont jaunes et lumineuses. Le soleil brille a travers les cristaux voltigeants. Elles se meuvent lentement, mais s'approchent incessamment de nous. Je les considere avec un sentiment de terreur. J'ai entendu raconter que des voyageurs, enleves dans leur tourbillonnement rapide, ont ete precipites de hauteurs effrayantes sur le sol. La mule de bagages, effrayee du phenomene, brise son licol et s'echappe vers les hauteurs. Gode s'elance a sa poursuite. Je reste seul. Neuf ou dix gigantesques colonnes se montrent