– Elle a précisément dit qu'elle connaissait Votre Excellence. J'ai pris cela pour une billevesée.
Un autre domestique vint dire au prince que la marquise l'attendait au salon, il s'y rendit fort préoccupé.
– C'est singulier, se dit-il en traversant les vastes appartements, lorsque cette jeune fille s'est approchée imprudemment de mon cheval, sa figure m'a frappé, comme si c'était une personne de connaissance qui allait m'appeler par mon nom! Et puis, l'accident arrivé, je n'ai plus songé qu'à l'accident; mais à présent je revois sa figure, je la revois ailleurs, je la cherche, elle me cause même une certaine émotion…
Quand il entra au salon, il n'avait pas trouvé, et il oublia tout en présence de la belle marquise.
– Venez, cousin! lui dit-elle, dites-moi d'abord comment vous avez passé la nuit?
– Beaucoup trop bien, répondit ingénument le prince barbare, en baisant beaucoup trop tendrement la main blanche et potelée qu'on lui présentait.
– Comment peut-on dormir trop bien? lui dit-elle en fixant sur lui ses yeux bleus étonnés.
Il ne crut pas à son étonnement, et répondit quelque chose de tendre et de grossier qui la fit rougir jusqu'aux oreilles; mais elle ne se déconcerta pas et lui dit avec assurance:
– Mon cousin, vous parlez très-bien notre langue, mais vous ne saisissez peut-être pas très-bien les nuances. Cela viendra vite, vous êtes si intelligents, vous autres étrangers! Il faudra, pendant quelques jours, parler avec circonspection: je vous dis cela en amie, en bonne parente. Moi, je ne me fâche de rien; mais une autre à ma place vous eût pris pour un impertinent.
Le fils de Diomède mordit sa lèvre vermeille et s'aperçut de sa sottise. Il fallait y mettre plus de temps et prendre plus de peine. Il s'en tira par un regard suppliant et un soupir étouffé. Ce n'était pas grand'chose, mais sa physionomie exprimait si bien l'espoir déçu et le désir persistant, que madame de Thièvre en fut troublée et n'eut pas le courage d'insister sur la leçon qu'elle venait de lui donner.
Elle lui parla politique. Le marquis avait été la veille aux informations, de dix heures du soir à minuit. Il avait pu pénétrer à l'hôtel Talleyrand; elle n'ajouta pas qu'il s'était tenu dans les antichambres avec nombre de royalistes de second ordre, pour saisir les nouvelles au passage, mais elle croyait savoir que le tsar n'était pas opposé à l'idée d'une restauration de l'ancienne dynastie.
La chose était parfaitement indifférente à Mourzakine. Il avait d'ailleurs ouï dire à son oncle que le tsar faisait fort peu de cas des Bourbons et il ne pensait pas du tout qu'il en vint à les soutenir; mais, pour ne pas choquer les opinions de son hôtesse, il prit le parti de la questionner sur ces Bourbons dont elle-même ne savait presque rien, tant la conception de leur rétablissement était nouvelle. La conversation languissait, lorsqu'il s'imagina de lui parler de modes françaises, de lui faire compliment sur sa toilette du matin, de la questionner sur le costume des différentes classes de la société de Paris.
Elle était experte en ces matières, et consentit à l'éclairer.
– A Paris, lui dit-elle, il n'y a pas de costume propre à une classe plutôt qu'à une autre: toute femme qui a le moyen de payer un chapeau porte un chapeau dans la rue, tout homme qui peut se procurer des bottes et un habit a le droit de les porter. Vous ne reconnaîtrez pas toujours au premier coup d'oeil un domestique de son maître; quelquefois le valet de chambre qui vous annoncera dans une maison sera mieux mis que le maître de la maison: c'est à la physionomie, c'est au regard surtout qu'il faut s'attacher pour bien spécifier l'état on le rang des personnes. Un parvenu n'aura jamais l'aisance et la dignité d'un vrai grand seigneur, fût-il chamarré de broderies et de décorations; une grisette aura beau s'endimancher, elle ne sera jamais prise par une bourgeoise pour sa pareille, et il en sera de même pour nous, femmes du grand monde, d'une bourgeoise couverte de diamants et habillée plus richement que nous.
– Fort bien, dit Mourzakine, je vois qu'il faut du tact, une grande science du tact! Mais vous avez parlé de grisettes, et je connais ce mot-là. J'ai lu des romans français où il en était question. Qu'est-ce que c'est au juste qu'une grisette de Paris? J'ai cru longtemps que c'était une classe de jeunes filles habillées en gris.
– Je ne sais pas l'étymologie de ce nom, répondit madame de Thièvre; leur costume est de toutes les couleurs; peut-être le mot vient-il du genre d'émotions qu'elles procurent.
– Ah ah! j'entends! grisette! l'ivresse d'un moment! elles ne font point de passions?
– Ou bien encore…; mais je ne sais pas! les honnêtes femmes ne peuvent pas renseigner sur cette sorte de créatures.
– Pourtant, la définition du costume entraînerait celle de la situation: appelle-t-on grisettes toutes les jeunes ouvrières de Paris?
– Je ne crois pas! l'épithète ne s'applique qu'à celles qui ont des moeurs légères. Ah çà! pourquoi me faites-vous cette question-là avec tant d'insistance? On dirait que vous êtes curieux des sottes aventures que Paris offre à bon marché aux nouveaux-venus?
Il y avait du dépit et même une jalousie brutalement ingénue dans l'accent de madame de Thièvre. Mourzakine en prit note et se hâta de la rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en lui avouant qu'il était aux arrêts pour ce fait à l'hôtel de Thièvre.
– C'est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la cause de ma disgrâce, s'est servi du mot grisette, que je tenais à savoir ce que ce pouvait être.
– Ce n'est pas grand'chose, reprit la marquise. Il faut lui envoyer un louis d'or, et tout sera dit?
– Il parait qu'elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile d'ajouter que la grisette demandait à le voir.
– Alors, c'est qu'elle est richement entretenue, répliqua la marquise.
– Richement, non! pensa Mourzakine, puisqu'elle demeure dans un taudis et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie petite figure chiffonnée?
Mourzakine pensait plus volontiers en français qu'en russe, surtout depuis qu'il était en France; c'est ce qui fait qu'il pensait souvent de travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chiffonnée était un mot du temps, qui s'appliquait alors à une petite laideur agréable ou agaçante. La grisette en question n'avait pas du tout cette figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la grande beauté classique; c'était le joli exquis et complet. La taille était à l'avenant du visage, et en y réfléchissant Mourzakine se reprit intérieurement:
– Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très-jolie! Pauvre, et ne voulant rien!
– A quoi songez-vous? lui demanda la marquise.
– Il m'est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune prince.
– Ah! vous pensez à cette grisette?
– Vous ne le croyez pas! mais vous m'avez si bien rembarré tout à l'heure! vous n'avez plus le droit de m'interroger.
Il accompagna cette réponse d'un regard si langoureusement pénétrant, que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même:
– Il est entêté, il faudra prendre garde! Le marquis vint les interrompre.
– Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été décidé hier soir à la rue Saint-Florentin (manière de désigner l'hôtel Talleyrand où résidait le tsar) qu'on ne traiterait de la paix ni avec Buonaparte, ni avec aucun membre de sa famille. C'est M. Dessoles qui vient de me l'apprendre. Ordonnez qu'on nous fasse vite déjeûner; nous nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l'empereur de Russie. Il faut bien formuler ce que l'on désire, et l'appel au retour des Bourbons n'a encore eu lieu qu'en petit comité. Prince Mourzakine, vous devez avoir une grande influence à la cour du