La marquise avait vingt-deux ans; elle était blanche et blonde, un peu grasse pour le costume étriqué que l'on portait alors, mais assez grande pour conserver une réelle élégance de formes et d'allures. Elle ne pouvait souffrir son petit mari, ce qui ne l'empêchait pas de s'entendre avec lui parfaitement pour tirer de toute situation donnée le meilleur parti possible. Légère pourtant et très-dissipée, elle portait dans son ambition et dans ses convoitises d'argent une frivolité absolue. Il ne s'agissait pas pour elle d'intriguer habilement pour assurer une fortune aux enfants qu'elle n'avait pas ou à la vieillesse qu'elle ne voulait pas prévoir. Il s'agissait de plaire pour passer agréablement la vie, de mener grand train et de pouvoir faire des dettes sans trop d'inquiétude enfin de prendre rang à une cour quelconque, pourvu qu'on y put étaler un grand luxe et y placer sa beauté sur un piédestal élevé au-dessus de la foule.
Elle n'était pas de noble race, elle avait apporté sa brillante jeunesse avec une grosse fortune à un époux peu séduisant, uniquement pour être marquise, et il n'eût pas fallu lut demander pourquoi elle tenait tant à un titre, elle n'en savait rien. Elle avait assez d'esprit pour le babil; son intelligence pour le raisonnement était nulle. Toujours en l'air, toujours occupée de caquets et de toilettes, elle n'avait qu'une idée: surpasser les autres femmes, être au moins une des plus remarquées.
Avec ce goût pour le bruit et le clinquant, il eût été bien difficile qu'elle ne fût pas fortement engouée du militaire en général. Un temps n'était pas bien loin où elle avait été fière de valser avec les beaux officiers de l'empire; elle avait eu du regret lorsque son mari lui avait prescrit de bouder l'empire. Elle était donc ivre de joie en voyant surgir une armée nouvelle avec des plumets, des titres, des galons et des noms nouveaux; toute cette ivresse était à la surface, le coeur et les sens n'y jouaient qu'un rôle secondaire. La marquise était sage, c'est-à-dire qu'elle n'avait jamais eu d'amant; elle était comme habituée à se sentir éprise de tous les hommes capables de plaire, mais sans en aimer assez un seul pour s'engager à n'aimer que lui. Elle eût pu être une femme galante, car ses sens parlaient quelquefois malgré elle; mais elle n'eût pas eu le courage de ses passions, et un grand fonds d'égoïsme l'avait préservée de tout ce qui peut engager et compromettre.
Elle reçut donc Mourzakine avec autant de satisfaction que d'imprévoyance.
– Je l'aimerai, je l'aime, se disait-elle dès le premier jour; mais c'est un oiseau de passage, et il ne faudra pas l'aimer trop.
Ne pas aimer trop lui avait toujours été plus ou moins facile; elle ne s'était jamais trouvée aux prises avec une volonté bien persistante en fait d'amour. Le Français de ce temps-là n'avait point passé par le romantisme; il se ressentait plus qu'on ne pense des moeurs légères du Directoire, lesquelles n'étaient elles-mêmes qu'un retour aux moeurs de la régence. La vie d'aventures et de conquêtes avait ajouté à cette disposition au sensualisme quelque chose de brutal et de pressé qui ne rendait pas l'homme bien dangereux pour la femme prudente. Dans les temps de grandes préoccupations guerrières et sociales, il n'y a pas beaucoup de place pour les passions profondes, non plus que pour les tendresses prolongées.
Rien ne ressemblait moins à un Français qu'un Russe de cette époque. C'est à cause de leur facilité à parler notre langue, à se plier à nos usages, qu'on les appela chez nous les Français du Nord; mais jamais l'identification ne fut plus lointaine et plus impossible. Ils ne pouvaient prendre de nous que ce qui nous faisait le moins d'honneur alors, l'amabilité.
Mourzakine n'était pourtant pas un vrai Russe. Géorgien d'origine, peut-être Kurde ou Persan en remontant plus haut, Moscovite d'éducation, il n'avait jamais vu Pétersbourg et ne se trouvait que par les hasards de la guerre et la protection de son oncle Ogokskoï placé sous les yeux du tsar. Sans la guerre, privé de fortune comme il l'était, il eût végété dans d'obscurs et pénibles emplois militaires aux frontières asiatiques, à moins que, comme il en avait été tenté quelquefois dans son adolescence, il n'eût franchi cette frontière pour se jeter dans la vie d'héroïques aventures de ses aïeux indépendants; mais il s'était distingué à la bataille de la Moskowa, et plus tard il s'était battu comme un lion sous les yeux du maître. Dès lors il lui appartenait corps et âme. Il était bien et dûment baptisé Russe par le sang français qu'il avait versé; il était rivé à jamais, lui et sa postérité, au joug de ce qu'on appelle en Russie la civilisation, c'est-à-dire le culte aveugle de la puissance absolue. Il faut monter plus haut que ne le pouvait faire Mourzakine pour disposer de cette puissance par le fer ou le poison.
Sa volonté à lui, ne pouvait s'exercer que sur sa propre destinée; mais qu'elles sont tenaces et patientes, ces énergies qui consistent à écraser les plus faibles pour se rattacher aux plus forts! C'est toute la science de la vie chez les Russes; science incompatible avec notre caractère et nos habitudes. Nous savons bien aussi plier déplorablement sous les maîtres; mais nous nous lassons d'eux avec une merveilleuse facilité, et, quand la mesure est comble, nous sacrifions nos intérêts personnels au besoin de reprendre possession de nous-mêmes2.
Beau comme il l'était, Diomède Mourzakine avait eu partout de faciles succès auprès des femmes de toute classe et de tous pays. Trop prudent pour produire sa fatuité au grand jour, il la nourrissait en lui secrète, énorme. Dès le premier coup d'oeil, il couva sensuellement des yeux la belle marquise comme une proie qui lui était dévolue. Il comprit en une heure qu'elle n'aimait pas son mari, qu'elle n'était pas dévote, la dévotion de commande n'était pas encore à l'ordre du jour; qu'elle était très-vivante, nullement prude, et qu'il lui plaisait irrésistiblement. Il ne fit donc pas grands frais le premier jour, s'imaginant qu'il lui suffisait de se montrer pour être heureux à bref délai.
Il ne savait pas du tout ce que c'est qu'une Française coquette et ce qu'il y a de résistance dans son abandon apparent. Horriblement fatigué, il fit des voeux sincères pour n'être pas troublé la première nuit, et ce fut avec surprise qu'il s'éveilla le lendemain sans qu'aucun mouvement furtif eût troublé le silence de son appartement. La première personne qui vint à son coup de sonnette fut le ponctuel Martin, qui, ne sachant quel titre lui donner, le traita d'excellence à tout hasard.
– J'ai fait moi-même la commission, lui dit-il, j'ai pris un fiacre, je me suis rendu au faubourg Saint-Martin, j'ai trouvé l'estaminet.
– L'esta… Comment dites-vous?
– Ces cafés de petites gens s'appellent des estaminets. On y fume et on joue au billard.
– C'est bien, merci. Après?
– Je me suis informé de l'accident. Il n'y avait rien de grave. La petite personne n'a pas eu de mal; on lui a fait boire un peu de liqueur et elle a pu remonter chez elle, car elle demeure précisément dans la maison.
– Vous eussiez dû monter la voir. Cela m'eût fait plaisir.
– Je n'y ai pas manqué, Excellence. Je suis monté… Ah! bien haut, un affreux escalier. J'ai trouvé la… demoiselle, une petite grisette, occupée à repasser ses nippes. Je l'ai informée des bontés que le prince Mourzakine daigne avoir pour elle.
– Et qu'a-t-elle répondu?
– Une chose très-plaisante: Dites à ce prince que je le remercie, que je n'ai besoin de rien, mais que je voudrais le voir.
– J'irais volontiers, si je n'étais retenu…
Mourzakine allait dire aux arrêts; mais il ne jugea pas utile d'initier Martin à cette circonstance, et d'ailleurs Martin ne lui en donna pas le temps.
– Votre Excellence, s'écria-t-il, ne peut pas aller dans ce taudis, et il ne serait peut-être