L'ogre, craignant que sa femme ne fût trop long-temps à faire la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider: il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle.
–Ah! qu'ai-je fait là? s'écria-t-il. Ils me le paieront, les malheureux, et tout à l'heure!
Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme, et l'ayant fait revenir: – Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper.
Il se mit en campagne; et après avoir couru de tous côtés, il entra enfin dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père.
Ils virent l'ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau.
Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères, et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'ogre deviendrait.
L'ogre, qui se trouvait fort las du chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés.
Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n'en eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge.
Le petit Poucet en eut moins de peur; il dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'ogre dormirait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le petit Poucet, s'étant approché de l'ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt.
Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui.
Il alla droit à la maison de l'ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées.
-Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a vaillant, 70 sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je suis un affronteur.
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet ogre ne laissait pas d'être bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants.
Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie.
Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants.
Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, 71 et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que, lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée.
Il alla, disent-ils, trouver le roi, et lui dit que, s'il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent, s'il en venait à bout.
Le petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait: car le roi le payait parfaitement pour porter ses ordres à l'armée, et une infinité de dame lui donnaient tout ce qu'il voulait pour avoir des nouvelles de leurs amants; et ce fut là son plus grand gain. Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose, qu'il ne daignait pas mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là.
Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir.
Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.
LES FÉES
Il était une fois une veuve qui avait deux filles: l'aînée lui ressemblait si fort 72 et d'humeur et de visage, que qui la voyait voyait la mère: elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses, qu'on ne pouvait vivre avec elles. La cadette qui était le vrai portrait de son père pour la douceur et pour l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir.
Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse. Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis, et qu'elle en rapportât plein une grande cruche. 73
Un jour qu'elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire.
-Oui-dà, 74 ma bonne mère, dit cette belle fille.
Et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu'elle bût plus aisément.
La bonne femme, ayant bu, lui dit:
–Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don (car c'était une fée qui avait pris la forme d'une pauvre femme de village, pour voir jusqu'où irait l'honnêteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu'à chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou une fleur ou une pierre précieuse.
Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine.
–Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps.
Et en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants.
–Que vois-je là? dit sa mère tout étonnée. Je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants! D'où vient cela, ma fille? (Ce fut là la première fois qu'elle l'appela sa fille.)
La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants.
-Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille. Tenez, 75 Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre soeur quand elle parle: ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine; et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement.
-Il