«L'atrocité des lois en empêche l'exécution.
»Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'impunité.
»La cause de tous les relâchemens vient de l'impunité des crimes, et non de la modération des peines.»
Ceux qui connoissent bien le monde, prétendent qu'il y a plus de vols commis et punis en Angleterre, que dans tous le reste de l'Europe. Si cela est, il doit y avoir une cause, ou plusieurs causes de la dépravation du peuple anglais. L'une de ces causes ne peut-elle pas être le défaut de justice et de morale dans le gouvernement, défaut qui se manifeste dans sa conduite oppressive envers ses sujets, et dans les guerres injustes qu'il entreprend contre ses voisins? Voyez les longues injustices, les monopoles, les traitemens cruels qu'il fait éprouver à l'Irlande, et qui sont enfin avoués! Voyez les pillages que ses marchands exercent dans l'Inde! la guerre désastreuse, qu'il fait aux colonies de l'Amérique! et sans parler de ses guerres contre la France et l'Espagne, voyez celle qu'il a faite dernièrement à la Hollande! Toute l'Europe impartiale ne l'a considérée que comme une guerre de rapine. Les espérances d'une proie immense et facile ont été les motifs apparens et probablement réels, qui l'ont porté à attaquer cette nation. Des peuples voisins se doivent une justice non moins stricte que des citoyens d'un même pays. Un voleur de grands chemins n'est pas moins voleur, quand il dérobe avec une bande de ses camarades, que quand il est seul; et un peuple qui fait une guerre injuste, n'est qu'une grande bande de voleurs. Si vous avez employé des gens à voler un hollandais, est-il étrange que quand la paix leur interdit ce brigandage, ces gens cherchent à voler ailleurs, et même à se voler les uns les autres? La piraterie, comme l'appellent les Français, ou la course, est le penchant général des Anglais; et ils s'y livrent par-tout où ils sont.
On dit que dans la dernière guerre, cette nation n'avoit pas moins de sept cents corsaires. Ces navires étoient armés par des marchands, pour piller d'autres marchands qui ne leur avoient jamais rien fait. N'est-il pas probable que plusieurs de ces armateurs de Londres, si ardens à voler les marchands d'Amsterdam, voleroient aussi volontiers ceux de la rue voisine de la leur, s'ils pouvoient le faire avec la même impunité? Le désir du bien d'autrui19 est toujours le même: il n'y a que la crainte du gibet qui mette de la différence dans ses effets.
Comment une nation, qui, parmi les plus honnêtes de ses membres, a tant de gens inclinés à dérober, et dont le gouvernement a autorisé et encouragé jusqu'à sept cents bandes de voleurs, comment, dis-je, peut-elle avoir le front de condamner ce crime dans les individus, et d'en faire pendre vingt dans une matinée? Cela rappelle naturellement une anecdote de Newgate20. L'un des prisonniers se plaignoit que pendant son sommeil, on lui avoit ôté les boucles de ses souliers. – «Comment diable! dit un autre, est-ce que nous avons quelque voleur parmi nous? Il ne faut pas le souffrir. Cherchons le coquin, et nous le rosserons jusqu'à ce qu'il en meure.»
Cependant on peut citer l'exemple récent d'un marchand anglais, qui n'a point voulu profiter de ce que lui avoit produit la course. Il étoit intéressé dans un navire, que ses associés jugèrent à propos d'armer en corsaire, et qui prit un assez grand nombre de bâtimens français. Après le partage du butin, le marchand dont je parle, a envoyé en France un agent, qui a mis un avis dans les gazettes pour découvrir ceux à qui le corsaire a fait tort, et leur restituer une part des prises. Cet homme, qui a une conscience si pure, est un quaker21. Les presbytériens écossais étoient jadis aussi délicats; car il existe encore une ordonnance du conseil d'Édimbourg, publiée peu après la réformation, et portant: «Qu'il est défendu d'acheter les marchandises qui proviennent des prises, sous peine de perdre pour toujours le droit de cité, et de subir d'autres punitions à la volonté des magistrats; parce que l'usage de faire des prises est contraire à une bonne conscience et au précepte de traiter nos frères chrétiens comme nous désirons d'être traités nous-mêmes. Ainsi ces sortes de marchandises ne seront point vendues par les hommes honnêtes de cette ville.»
La race de ces hommes honnêtes est probablement éteinte en Écosse, où ils ont, du moins, renoncé à leurs principes, puisque cette nation a contribué, autant qu'elle l'a pu, à faire la guerre aux colonies de l'Amérique septentrionale, et que les prises et les confiscations en ont été, dit-on, un de ses grands motifs.
Pendant quelque temps on a généralement cru qu'un militaire ne devoit pas s'informer si la guerre, dans laquelle on l'employoit, étoit juste ou non, mais exécuter aveuglément les ordres qu'il recevoit. Tous les princes, qui ont du penchant à la tyrannie, doivent, sans doute, approuver cette opinion, et désirer de la maintenir. Mais n'est-elle pas très-dangereuse? D'après un tel principe, si le tyran commande à son armée d'attaquer et de détruire, non-seulement une nation voisine, qui ne l'a point offensé, mais même ses propres sujets, l'armée doit obéir.
Dans nos colonies, un nègre esclave à qui son maître ordonne de voler et d'assassiner son voisin, ou de commettre quelqu'autre action criminelle, peut le refuser; et le magistrat le protége en applaudissant à son refus. L'esclavage d'un soldat est donc pire que celui d'un nègre! – Un officier, qui a de la conscience, peut donner sa démission, plutôt que d'être employé dans une guerre injuste, s'il n'est pas retenu par la crainte de voir attribuer sa démarche à une toute autre cause: mais les simples soldats restent dans l'esclavage toute la vie, et peut-être aussi ne sont-ils pas en état de juger de ce qu'ils doivent faire. Nous ne pouvons que déplorer leur sort, et plus encore celui d'un matelot, qui est souvent forcé de quitter des occupations honnêtes, pour aller tremper ses mains dans le sang innocent.
Mais il me semble qu'un marchand, étant plus éclairé par son éducation, et absolument libre de faire ce qu'il veut, devroit bien considérer si une guerre est juste, avant d'engager volontairement une bande de mauvais sujets à attaquer les commerçans d'une nation voisine, pour piller leurs propriétés et les ruiner avec leurs familles, s'ils se rendent sans combattre, ou à les blesser, les estropier, les assassiner, s'ils tentent de se défendre. Cependant ce sont des marchands chrétiens qui commettent ce crime, dans une guerre juste ou non; et il est difficile qu'elle soit juste des deux côtés. Elle est faite par des marchands anglais et américains, qui, malgré cela, se plaignent des vols particuliers, et pendent, par douzaines, les voleurs, à qui ils ont eux-mêmes donné l'exemple du pillage.
Il est enfin temps que pour le bien de l'humanité, on mette un terme à ces horreurs. Les États-Unis de l'Amérique sont mieux placés que les Européens, pour tirer des avantages de la course, puisque la plus grande partie du commerce de l'Europe avec les Antilles, se fait à leur porte; mais ils font tout ce qui dépend d'eux pour abolir cet usage, en offrant d'insérer, dans tous leurs traités avec les autres puissances, un article par lequel on s'engage solemnellement et réciproquement en cas de guerre, à ne point armer de corsaires, et à laisser passer, sans être molestés, les vaisseaux marchands qui ne seront point armés22.
Ce seroit un heureux perfectionnement de la loi des nations. Tous les hommes, qui ont des principes de justice et d'humanité, doivent désirer que cette proposition réussisse.
Recevez les assurances de mon estime et de mon inaltérable amitié.
B. Franklin.
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