Mémoires d'un Éléphant blanc. Gautier Judith. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gautier Judith
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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tout en mâchant du bétel, qui lui ensanglantait la bouche et l'obligeait à cracher dans un bassin d'argent que tenait un esclave.

      Le prince, à genoux devant son royal beau-père, fit un autre discours, moins, long que le premier, et en ne mâchant rien. La fiancée pleurait dans ses voiles.

      Il fallut s'embarquer, et il y eut un peu de confusion, à cause des nombreuses caisses en bois de tek, et des chevaux que l'on emmenait et que ma présence effrayait beaucoup.

      Un long sifflement se fit entendre, les musiques jouèrent, le canon tonna, une oscillation me donna le vertige et le rivage s'éloigna.

      Toutes les embarcations nous suivirent d'abord à force de rames et de voiles, mais elles furent bientôt distancées; le roi se tint debout sur l'embarcadère aussi longtemps qu'il put nous apercevoir.

      Très ému, je regardais s'éloigner cette ville où j'avais souffert d'abord, puis où j'avais été heureux et glorieux. Mon mahout, adossé contre moi, regardait aussi. A un tournant du fleuve, tout disparut; alors nos yeux se rencontrèrent; les siens comme les miens étaient pleins de larmes.

      – Roi-Magnanime, dit-il après un instant de silence, attendons pour pleurer ou pour nous réjouir, de savoir ce que nous réserve la destinée.

      Bientôt, le fleuve devint si large, qu'on perdit de vue ses rivages; l'eau se mouvait d'une façon singulière et le navire avec elle, ce qui me causait la plus désagréable des sensations. Peu à peu on entra en mer.

      Alors ce fut horrible. La tête me tourna, les jambes me manquèrent, une souffrance atroce me tordit l'estomac; je fus honteusement malade et crus mille fois mourir. Aussi, il m'est impossible de rien dire de ce voyage qui est le plus affreux souvenir de ma vie.

      Jamais, jamais je ne retournerai en mer, à moins que cela ne lui fit utile, à Elle, … mais, pour toute autre raison, je massacrerais quiconque voudrait me forcer à mettre le pied sur un bateau.

      Chapitre VII

      LA LUMIÈRE DU MONDE

      Le rajah de Golconde, mon nouveau maître, s'appelait Alemguir, ce qui signifie la Lumière du Monde. Il n'avait certes pas pour moi les égards auxquels j'étais accoutumé: il ne se prosternait pas, ne me saluait même pas; mais il faisait mieux que tout cela: il m'aimait. Le premier, il me flatta de la main, me dit de douces paroles, me témoigna de l'affection et non pas pour ma qualité d'éléphant blanc, beaucoup moins appréciée dans l'Inde qu'à Siam, mais parce qu'il me trouvait intelligent, affable et soumis plus qu'aucun autre de ses éléphants. Il s'occupait de moi, venait me voir chaque jour, veillait à ce qu'on ne me laissât manquer de rien. Il avait changé mon nom de Roi-Magnanime en celui de Iravata, qui est le nom de la monture du dieu Indra. C'était encore assez honorable et je fus vite consolé de ne plus être traité en idole par le plaisir d'être traité en ami.

      Alemguir aurait voulu que sa femme, la princesse Saphir-du-Ciel, ne se servît que de moi comme monture; mais jamais elle ne voulut consentir à s'installer sur mon dos.

      – Ce serait un sacrilège, disait-elle, une grave offense à l'un de mes aïeux.

      Elle était persuadée que j'étais un de ses arrière-grands-pères, subissant une métamorphose. Son mari eut beau la railler doucement, il ne parvint pas à la faire céder. Alors, il lui donna un éléphant noir et me garda pour son service.

      J'étais fier de porter mon prince aux promenades, aux fêtes, à la chasse au tigre qu'il m'avait enseignée. Ma vie était moins paresseuse qu'à Siam, mais beaucoup plus variée et amusante. Mon mahout, malgré la peine que lui procurait cette existence mouvementée, la trouvait meilleure et plus joyeuse que la vie nonchalante de jadis, et comme d'habitude, il me faisait part de ses sentiments.

      On m'enseigna aussi la guerre, car, dans l'année qui suivit celle du mariage d'Alemguir avec Saphir-du-Ciel, de graves inquiétudes vinrent assombrir le bonheur des jeunes époux. Un puissant voisin, le maharajah de Mysore, ne cessait de chercher querelle au prince de Golconde pour des questions de frontières. Alemguir faisait tout le possible pour éviter de rompre la paix, mais le mauvais vouloir de son adversaire était évident et, malgré les efforts conciliants des ambassadeurs, une guerre était imminente.

      La princesse avait écrit à son père, le roi de Siam, qui envoya des canons et un petit nombre de soldats, mais l'ennemi était fort et l'angoisse de tous augmentait à chaque heure.

      Un jour, les ambassadeurs revinrent, consternés; les pourparlers étaient rompus, le maharajah de Mysore déclarait la guerre au prince de Golconde.

      En grande hâte on termina les préparatifs et, un matin, on me revêtit de mon appareil de combat. Une carapace de corne me couvrait jusqu'au-dessous des genoux; sur la tête j'avais une calotte de métal et ma face était protégée par une visière de fer avec des trous pour les yeux et me pointe au milieu du front; ma trompe et ma croupe furent revêtues d'une demi-curasse articulée, ayant au milieu une arrête saillante, armée de dents, et l'on mit à mes défenses des fourreaux d'aciers aigus et tranchants qui les allongeaient et en faisaient des armes terribles.

      Ainsi harnaché, mon mahout qui, lui aussi, avait une cuirasse et pesait sur mon cou plus qu'à l'ordinaire, me conduisit au pied de la varangue du palais, du côté de la grande cour d'honneur, dans laquelle tous les chefs de l'armée étaient réunis.

      Le prince Alemguir parut sous la varangue, et ses officiers l'acclamèrent en choquant leurs armes.

      Il était magnifique dans sa parure guerrière: une tunique de mailles d'or sous une légère cuirasse constellée de pierreries, un bouclier rond qui éblouissait, et un casque damasquiné avec un diamant pour cimier.

      Debout, sur la plus haute marche, il harangua les guerriers, mais je ne savais pas encore l'hindoustani et je ne compris pas ce qu'il disait.

      Au moment où il descendait pour se mettre en selle, la princesse Saphir-du-Ciel, suivie de toutes ses femmes, s'élança hors du palais et se jeta dans les bras de son mari en sanglotant.

      – Hélas! criait-elle à travers ses larmes, que vais-je devenir séparée de toi? Comment supporterai-je les angoisses continuelles de te savoir exposé aux blessures et à la mort? L'héritier que nous attendions, dans la joie et dans les fêtes, viendra au milieu des pleurs et du désespoir, il naîtra orphelin, peut-être, car, si le père est tué, la mère ne survivra pas!

      J'écoutais cela le cœur serré, sous ma carapace, et le prince, très ému, retenait ses larmes. Il fit un effort cependant pour se maîtriser et répondit avec calme:

      – Chaque homme se doit à son pays et le prince plus que tout homme. Notre honneur et le salut du peuple sont plus précieux pour nous que notre félicité même. Il nous faut donner l'exemple du courage et de l'abnégation, au lieu de nous laisser amollir par les larmes. Si la guerre m'est cruelle, et si je meurs, tu vivras, ma femme bien-aimée, pour élever notre enfant. Plus tard, nous nous retrouverons et nous serons éternellement heureux dans l'autre vie.

      Il s'efforçait doucement de dénouer l'étreinte de ces bras délicats.

      Le voile léger de Saphir-du-Ciel s'accrochait aux ornements de la cuirasse, il s'y déchira, y laissa un lambeau que le prince recueillit et garda comme un talisman.

      Maintenant Alemguir était en selle et c'est moi que, d'une voix haletante de sanglots, la princesse suppliait.

      – Iravata, toi qui es fort, toi qui aimes ton maître et qui dois m'aimer, puisque tu as l'âme d'un de mes aïeux, protège le prince, défends-le, ramène-le-moi vivant, car s'il ne revient pas, je mourrai…

      En disant ces mots, la princesse devint pâle comme de la neige et tomba évanouie dans les bras de ses suivantes. Je fis le serment dans mon cœur, de défendre mon maître de tous mes efforts, et de ne pas ménager ma vie pour sauver la sienne.

      Profitant de l'évanouissement de Saphir-du-Ciel qui la rendait insensible, Alemguir avait donné le signal du départ. On quitta le palais, puis on sortit de Golconde pour rejoindre le gros de l'armée qui campait dans la plaine.

      L'artillerie et les éléphants furent placés au centre