Eugénie Grandet. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caractčre de la Providence? Aprčs ce dîner, oů, pour la premičre fois, il fut question du mariage d'Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant.

      – Grande bęte, lui dit son maître, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi?

      – Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas.

      – Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dű la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugénie a failli s'y fouler le pied.

      – Tiens, dit Grandet ŕ Nanon en la voyant toute pâle, puisque c'est la naissance d'Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre.

      – Ma foi, je l'ai bien gagné, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille, mais je me serais plutôt cassé le coude pour la tenir en l'air.

      – C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis.

      – T'es-tu fait mal? lui dit Eugénie en la regardant avec intéręt.

      – Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins.

      – Hé! bien, puisque c'est la naissance d'Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, ŕ l'endroit oů elle est encore solide.

      Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumičre que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils.

      – Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier.

      – Non! non! ça me connaît, répondit l'ancien tonnelier.

      Au moment oů Grandet raccommodait lui-męme son escalier vermoulu, et sifflait ŕ tue-tęte en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappčrent ŕ la porte.

      – C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille.

      – Oui, répondit le président.

      Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voűte, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entrée de la salle.

      – Ah! vous ętes des fęteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs.

      – Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis ŕ vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-męme une marche de mon escalier.

      – Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit.

      Madame et mademoiselle Grandet se levčrent. Le président, profitant de l'obscurité, dit alors ŕ Eugénie:

      – Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez de naître, une suite d'années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez?

      Il offrit un gros bouquet de fleurs rares ŕ Saumur; puis, serrant l'héritičre par les coudes, il l'embrassa des deux côtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait ŕ un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour.

      – Ne vous gęnez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fęte, monsieur le président!

      – Mais, avec mademoiselle, répondit l'abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fęte.

      L'abbé baisa la main d'Eugénie. Quant ŕ maître Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit:

      – Comme ça nous pousse, ça! Tous les ans douze mois.

      En replaçant la lumičre devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la répétait ŕ satiété quand elle lui semblait drôle, dit:

      – Puisque c'est la fęte d'Eugénie, allumons les flambeaux!

      Il ôta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobčche ŕ chaque piédestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d'un bout de papier, la ficha dans le trou, l'assura, l'alluma, et vint s'asseoir ŕ côté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L'abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, ŕ perruque rousse et plate, ŕ figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers ŕ agrafes d'argent:

      – Les des Grassins ne sont pas venus?

      – Pas encore, dit Grandet.

      – Mais doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire.

      – Je le crois, répondit madame Grandet.

      – Vos vendanges sont-elles finies? demanda le président de Bonfons ŕ Grandet.

      – Partout! lui dit le vieux vigneron, en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d'orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir qui allait ŕ la cuisine, il vit alors la grande Nanon, assise ŕ son feu, ayant une lumičre et se préparant ŕ filer lŕ, pour ne pas se męler ŕ la fęte.

      – Nanon, dit-il, en s'avançant dans le couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumičre, et venir avec nous? Pardieu! la salle est assez grande pour nous tous.

      – Mais, monsieur, vous aurez du beau monde.

      – Ne les vaux-tu pas bien? ils sont de la côte d'Adam tout comme toi.

      Grandet revint vers le président et lui dit:

      – Avez-vous vendu votre récolte?

      – Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Belges ne l'emporteront pas sur nous. S'ils s'en vont, hé! bien, ils reviendront.

      – Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d'un ton qui fit frémir le président.

      – Serait-il en marché? pensa Cruchot.

      En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et l'abbé.

      Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore ŕ quarante ans. Elles sont comme ces derničres roses de l'arričre-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton ŕ la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-maître dans la garde impériale, gričvement blessé ŕ Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, l'apparente franchise des militaires.

      – Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot.

      – Mademoiselle, dit-il ŕ Eugénie aprčs avoir salué madame Grandet, vous ętes toujours belle et sage, je ne sais en vérité ce que l'on peut vous souhaiter. Puis il présenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyčre du Cap, fleur nouvellement apportée en Europe et fort rare.

      Madame des Grassins embrassa trčs affectueusement Eugénie, lui serra la main, et lui dit:

      – Adolphe s'est chargé de vous présenter mon petit souvenir.

      Un grand jeune homme blond, pâle et fręle, ayant d'assez bonnes façons, timide en apparence, mais qui venait de dépenser ŕ Paris, oů il était allé faire son Droit, huit ou dix mille francs en sus