Si les évêques n’améliorèrent point la condition des serfs, ils ne firent rien non plus pour la classe moyenne. Les curiales restèrent ce qu’ils étaient, la propriété de la terre; qui plus est, aucun citadin n’avait plus le droit de vendre ses biens38. L’esprit de fiscalité avait passé des empereurs aux rois goths avec les autres traditions romaines; il semble même que les disciples surpassèrent bientôt leurs maîtres. La bourgeoisie resta donc misérable, ruinée; les conciles ne le nient pas39.
Toutes les plaies de l’époque romaine, la propriété condensée en grandes masses, l’esclavage, le servage général, en vertu duquel des cultivateurs furent assignés à la terre et des propriétaires aux propriétés, tout cela subsista.
Encore si ceux qui se disaient les recteurs des peuples établis par Jésus-Christ, se fussent bornés à laisser les choses à peu près comme ils les avaient trouvées! Mais, hélas! dans leur fanatisme, ils se mirent à persécuter, avec une cruauté inouïe, une race alors fort nombreuse en Espagne. C’était dans la nature des choses. Un historien éminent l’a dit avec raison: «Toutes les fois qu’au moyen âge l’esprit humain s’avisa de demander comment ce paradis idéal d’un monde asservi à l’Eglise n’avait réalisé ici-bas que l’Enfer, l’Eglise, voyant l’objection, se hâta de l’étouffer, disant: «c’est le courroux de Dieu! c’est le crime des juifs! Les meurtriers de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur les juifs.» (Michelet).
Les persécutions avaient commencé en 616, sous le règne de Sisebut. On avait ordonné alors aux juifs de se convertir avant une année révolue; ce terme expiré, si les juifs persévéraient dans leurs croyances, ils seraient exilés après avoir reçu cent coups de fouet et leurs biens seraient confisqués. On dit que, saisis de crainte, plus de quatre-vingt-dix mille juifs reçurent alors le baptême et que c’était la moindre partie. Ces conversions, il est à peine besoin de le dire, n’étaient qu’apparentes; les nouveaux convertis continuaient en secret à circoncire leurs enfants et à pratiquer tous les autres rites de la religion de Moïse; mais n’était-ce pas en outre tenter l’impossible que de vouloir convertir par la force une race aussi nombreuse? Les évêques du quatrième concile de Tolède semblent en avoir jugé ainsi; mais tout en permettant aux juifs de rester fidèles à la religion de leurs ancêtres, ils ordonnèrent cependant que leurs enfants leur seraient ôtés pour être élevés dans le christianisme. Puis le clergé, se repentant de sa demi-tolérance, revint aux mesures extrêmes, et le sixième concile de Tolède ordonna qu’à l’avenir aucun roi élu ne pourrait entrer dans l’exercice de la royauté qu’il n’eût préalablement juré de faire exécuter les édits promulgués contre cette race abominable. Cependant, en dépit de toutes les lois et de toutes les persécutions, les juifs subsistèrent en Espagne; par une étrange anomalie, ils y possédaient même des terres40, et tout porte à croire que les lois rendues contre eux furent rarement exécutées dans toute leur rigueur. On le voulait bien, mais on ne le pouvait pas.
Pendant quatre-vingts ans les juifs souffrirent en silence; mais alors, leur patience ayant été poussée à bout, ils résolurent de se venger de leurs oppresseurs. Vers l’année 694, dix-sept ans avant que l’Espagne fût conquise par les musulmans, ils projetèrent un soulèvement général avec leur coreligionnaires de l’autre côté du Détroit, où plusieurs tribus berbères professaient le judaïsme et où les juifs exilés d’Espagne avaient trouvé un refuge. La révolte devait probablement éclater sur plusieurs points à la fois, au moment où les juifs d’Afrique seraient débarqués sur les côtes de l’Espagne; mais avant le moment fixé pour l’exécution, le gouvernement fut averti du complot. Le roi Egica prit aussitôt les mesures commandées par la nécessité; ensuite, ayant convoqué un concile à Tolède, il informa ses guides spirituels et temporels des coupables projets des juifs, et les pria de punir sévèrement cette race maudite. Après avoir entendu les dépositions de quelques Israélites, d’où il résultait que le complot ne tendait à rien moins qu’à faire de l’Espagne un Etat juif, les évêques, frémissant de colère et d’indignation, condamnèrent tous les juifs à perdre leurs biens et leur liberté. Le roi les donnerait comme esclaves aux chrétiens, même à ceux qui jusque-là avaient été esclaves des juifs et que le roi affranchirait. Les maîtres devaient s’engager à ne pas tolérer que leurs nouveaux esclaves pratiquassent les cérémonies de l’ancienne loi; ils devaient leur ôter leurs enfants aussitôt que ceux-ci auraient atteint leur septième année, les faire élever dans le christianisme, et ne pas permettre le mariage entre juifs, l’esclave juif ne pouvant épouser qu’une esclave chrétienne, et une juive ne pouvant avoir pour mari qu’un esclave chrétien.41
On ne peut douter que ces décrets n’aient été exécutés dans toute leur rigueur. Cette fois il s’agissait de punir, non-seulement des mécréants, mais des conspirateurs fort dangereux. A l’époque où les musulmans conquirent le nord-ouest de l’Afrique, les juifs d’Espagne gémissaient donc sous un joug intolérable; ils appelaient de tous leurs vœux le moment de leur délivrance, et des conquérants qui, moyennant un léger tribut, leur rendraient la liberté et leur permettraient le libre exercice de leur culte, devaient leur apparaître comme des sauveurs envoyés par le ciel.
Les juifs, les serfs, les bourgeois appauvris, c’étaient autant d’ennemis implacables que cette société lézardée et craquant de toutes parts nourrissait dans son sein. Et pourtant les classes privilégiées n’avaient à opposer à des envahisseurs que des serfs chrétiens ou juifs. Déjà dans les derniers temps de l’empire romain, les colons, comme nous l’avons vu, servaient dans les armées. Les Visigoths avaient maintenu cet usage. Aussi longtemps qu’ils avaient conservé leur esprit martial, il n’avait pas été nécessaire de fixer le nombre de serfs que chaque propriétaire devait fournir pour son contingent; mais plus tard, quand ils eurent pris goût à s’enrichir par le travail des esclaves et des serfs, il devint urgent que la loi pourvît au recrutement de l’armée. C’est ce que sentit le roi Wamba. Se plaignant dans un de ses décrets de ce que les propriétaires, préoccupés de la culture de leurs champs, enrôlaient à peine la vingtième partie de leurs serfs quand on les appelait aux armes, il ordonna que dans la suite chaque propriétaire, qu’il fût goth ou romain, enrôlât la dixième partie