Dans aucune province les espérances de ces esprits très-clairvoyants ne furent trompées; mais nulle part elles ne se réalisèrent au même degré qu’en Espagne, depuis que le roi Reccared et ses Visigoths eurent abjuré l’hérésie arienne pour se faire catholiques (587). Dès lors le clergé usa de tous les moyens pour adoucir et éclairer les Visigoths, déjà à moitié romanisés avant leur arrivée en Espagne par un demi-siècle de séjour dans les provinces romaines, et nullement insensibles aux avantages de l’ordre et de la civilisation. C’est un spectacle curieux que de voir les descendants des barbares qui avaient hanté les forêts de la Germanie, pâlir sur les livres sous la direction des évêques; c’est une curieuse correspondance que celle du roi Rékeswinth avec Braulion, l’évêque de Saragosse: le roi remercie l’évêque d’avoir bien voulu corriger un manuscrit qu’il lui avait envoyé, et il parle des fautes, des étourderies, des sottises des copistes, putredines ac vitia scribarum, librariorum ineptiæ, avec l’aplomb d’un Bentley ou d’un Ruhnkenius28. Mais les évêques ne se bornèrent pas à former le cœur et l’esprit des rois: ils se chargèrent aussi de donner des lois à l’Etat et de le gouverner. Ils avaient été établis, par le Seigneur Jésus-Christ, les recteurs des peuples, disaient-ils dans leurs actes29. Entouré de ses grands, le roi venait se prosterner humblement devant eux, quand ils étaient assemblés en concile à Tolède, pour les prier, avec des soupirs et des larmes, de vouloir bien intervenir pour lui auprès de Dieu, et de donner de sages lois à l’Etat30. Et les évêques inculquèrent si bien aux rois que la piété devait être la première de leurs vertus31; les rois, de leur côté, comprirent si bien que la piété, c’était l’obéissance aux évêques, que même les plus débauchés d’entre eux se laissèrent guider docilement par les évêques dans les affaires publiques32.
Voilà donc un nouveau pouvoir dans l’Etat, un pouvoir qui a absorbé tous les autres et qui semble fait pour régénérer les mœurs et les institutions. C’est de lui que les serfs attendent l’adoucissement de leurs maux. Le clergé catholique, au temps où dominait l’hérésie arienne, avait montré pour eux une tendre et paternelle sollicitude. Il leur avait ouvert ses hôpitaux, et Masone, le pieux évêque de Mérida, avait donné tant d’argent aux serfs de son église, qu’à Pâques ils pouvaient lui faire cortége en robes de soie; sur son lit de mort, ce saint homme avait émancipé ses esclaves les plus fidèles, après leur avoir assuré les moyens de vivre convenablement33. Le clergé, on s’en tient convaincu, va abolir le servage, contraire, sinon à la lettre, du moins à l’esprit de l’Evangile. Cette généreuse doctrine, il l’a hautement proclamée quand il était faible34; il va la mettre en pratique maintenant qu’il est tout-puissant.
Etrange erreur! Arrivé au pouvoir, le clergé désavoue les maximes qu’il avait professées alors qu’il était pauvre, méprisé, opprimé, persécuté. Désormais en possession de vastes terres peuplées d’une foule de serfs, de superbes palais encombrés d’esclaves, les évêques s’aperçoivent qu’ils sont allés trop vite, que le temps d’émanciper les serfs n’est point encore venu, que pour le faire il faudra attendre encore je ne sais combien de siècles. Saint Isidore de Péluse s’étonnait, dans les déserts de la Thébaïde, qu’un chrétien pût avoir un esclave; un autre saint Isidore, le célèbre évêque de Séville qui fut longtemps l’âme des conciles de Tolède et «la gloire de l’Eglise catholique,» comme disaient les Pères du huitième de ces conciles, ne reproduit pas, en parlant de l’esclavage, les doctrines de son homonyme, mais celles des Sages de l’antiquité, d’Aristote et de Cicéron. «La nature, avait dit le philosophe grec, a créé les uns pour commander, les autres pour obéir;» et le philosophe romain avait dit: «Il n’y a pas d’injustice à ce que ceux-là servent qui ne savent pas se gouverner.» Isidore de Séville dit la même chose