Ainsi la guerre civile et la terrible famine de 750 avaient affranchi une grande partie de l’Espagne de la domination musulmane, qui n’y avait duré qu’une quarantaine d’années. Mais Alphonse profita peu des avantages qu’il avait obtenus. Il parcourut le pays abandonné et passa au fil de l’épée les musulmans, peu nombreux sans doute, qu’il y trouva; mais n’ayant ni assez de serfs pour faire cultiver un pays aussi étendu, ni assez d’argent pour rebâtir les forteresses que les musulmans avaient toutes démantelées ou détruites avant leur départ, il ne put songer à en prendre possession et emmena avec lui les indigènes lorsqu’il retourna dans ses Etats. Il n’occupa que les districts les plus rapprochés de ses anciens domaines. C’étaient la Liébana (c’est-à-dire le sud-ouest de la province de Santander), la Vieille-Castille (nommée alors la Bardulie), la côte de la Galice et peut-être la ville de Léon. Tout le reste ne fut longtemps qu’un désert qui formait une barrière naturelle entre les chrétiens du Nord et les musulmans du Midi26.
Mais ce qu’Alphonse Ier n’avait pu faire, ses successeurs le firent. Presque toujours en guerre contre les Arabes, ils firent de Léon leur capitale et rebâtirent peu à peu les villes et les forteresses les plus importantes. Dans la seconde moitié du IXe siècle, alors que presque tout le Midi était en insurrection contre le sultan, ils reculèrent les bornes de leur Etat jusqu’au Duero, où ils élevèrent quatre places fortes, Zamora, Simancas, San Estevan de Gormaz et Osma, lesquelles formaient contre les musulmans une barrière presque infranchissable, tandis que le vaste mais triste et stérile pays qui s’étend entre le Duero et le Guadiana, n’appartenait ni aux Léonais, ni aux Arabes; on se le disputait encore27. Du côté de l’ouest, les Léonais étaient plus rapprochés de leurs ennemis naturels, attendu que leurs frontières s’y étendaient jusqu’au delà du Mondego28. Mais ces frontières, ils les dépassaient maintefois. Profitant de la faiblesse du sultan, ils poussaient des expéditions hardies jusqu’au delà du Tage et du Guadiana29, et les tribus, pour la plupart berbères, qui demeuraient entre ces deux fleuves, pouvaient d’autant moins leur résister, qu’elles étaient le plus souvent en guerre entre elles30. Force leur était donc de s’humilier devant les chrétiens et de se racheter du pillage.
Mais l’heure de la vengeance semblait enfin venue pour elles. Dans l’année 901, un prince de la maison d’Omaiya, Ahmed ibn-Moâwia, qui s’adonnait à l’étude des sciences occultes et qui aspirait au trône, s’annonça aux Berbers comme le Mahdî, et les excita à se ranger sous ses drapeaux, afin de marcher ensemble contre Zamora, ville qu’Alphonse III avait fait rebâtir, en 893, par les chrétiens de Tolède, ses alliés, et qui depuis lors était l’effroi des Berbers, car c’était de là que les Léonais venaient les piller, et c’était là encore qu’ils mettaient leur butin en sûreté, derrière sept fossés et sept murailles31. L’appel d’Ahmed fut couronné d’un succès immense. Ignorants et crédules, brûlant d’ailleurs du désir de prendre leur revanche, les Berbers vinrent se ranger en foule autour d’un prince qui faisait des miracles, peu compliqués au reste, et qui leur disait que les murailles de toutes les villes tomberaient à son approche. En peu de mois l’imposteur rassembla une armée de soixante mille hommes. Il la conduisit vers le Duero, et, arrivé près de Zamora, il fit parvenir au roi Alphonse III, qui se trouvait dans cette ville, une lettre fulminante et dans laquelle il le menaçait des effets de sa colère, si lui et ses sujets n’embrassaient pas sur-le-champ l’islamisme. Ayant entendu la lecture de cette lettre, Alphonse et ses grands frémirent d’indignation et de rage, et, voulant punir à l’instant même l’insolence de celui qui l’avait écrite, ils montèrent à cheval et vinrent l’attaquer. La cavalerie berbère alla à leur rencontre, et comme il n’y avait que peu d’eau dans le Duero (c’était en été, dans le mois de juin), le combat eut lieu dans le lit du fleuve. Le sort des armes ne fut pas favorable aux Léonais. Les Berbers les mirent en déroute, et leur fermant l’entrée de la ville, ils les poussèrent devant eux dans l’intérieur du pays.
Cependant l’issue de l’expédition fut tout autre qu’on ne le présageait en jugeant d’après ce premier combat. Le soi-disant Mahdî avait acquis un immense pouvoir sur ses soldats; croyant qu’il était au-dessous de sa position de donner des ordres de vive voix, il les donnait par signes, et l’on obéissait à ses moindres gestes avec la plus grande docilité; mais plus il imposait du respect aux simples soldats, plus il excitait contre lui la jalousie des chefs, qui pressentaient que si l’expédition réussissait, ils seraient supplantés par le soi-disant prophète, à la mission duquel ils ne croyaient guère. Aussi avaient-ils déjà cherché une occasion pour l’assassiner; ils ne l’avaient pas trouvée, mais pendant qu’ils poursuivaient l’ennemi, le plus puissant d’entre eux, Zalal ibn-Yaîch, le chef de la tribu de Nefza, déclara à ses amis qu’ils avaient fait une grande faute en battant les Léonais, et qu’il fallait la redresser avant qu’il ne fût trop tard. Il n’eut point de peine à les faire entrer dans ses sentiments, et ils résolurent tous de brouiller les affaires du Mahdî. Ils firent donc sonner la retraite, et, arrivés aux avant-postes, sur la rive droite du Duero, ils prirent les objets qui leur appartenaient en disant qu’ils avaient été battus et que l’ennemi était à leurs trousses. Leurs paroles trouvèrent créance, d’autant plus qu’ils n’avaient avec eux qu’une partie de leurs troupes, les autres n’ayant pas obéi à leur ordre ou ne l’ayant pas entendu. Une terreur panique s’empara des esprits. Cherchant leur salut dans une prompte fuite, un grand nombre de soldats coururent vers le Duero; ce que voyant, la garnison de Zamora fit une sortie et sabra plusieurs d’entre eux au moment où ils essayaient de franchir le fleuve. Toutefois les Léonais, arrêtés par le gros de l’armée musulmane qui se trouvait encore sur la rive gauche, ne furent pas en état, ni ce jour-là, ni le lendemain, de rendre décisif l’avantage qu’ils venaient de remporter. Mais la désertion, qui devenait de plus en plus générale parmi les troupes du Mahdî, leur vint en aide. Le Mahdî avait beau dire que Dieu lui avait promis la victoire, on ne le croyait plus, et le troisième jour, quand il se vit abandonné de presque tous ses soldats, lui-même