Ainsi une foule de gens de diverses croyances travaillaient ensemble à une œuvre dont le but n’était connu que d’un fort petit nombre. Cette œuvre avançait, mais lentement. Abdallâh savait que lui-même n’en verrait pas l’accomplissement10; mais il recommanda à son fils Ahmed, qui lui succéda comme grand-maître, de la continuer. Sous Ahmed et ses successeurs, la secte se propagea rapidement, et ce qui y contribua surtout, c’est qu’un grand nombre d’individus de l’autre branche des Chiites se joignirent à elle. Cette branche, comme nous l’avons dit, reconnaissait pour imâms les descendants de Mousâ, le second fils de Djafar le Véridique; mais lorsque le douzième, Mohammed, eut disparu, à l’âge de douze ans, dans un souterrain où il était entré avec sa mère (879), et que ses partisans, les Duodécimains comme on les appelait, se furent lassés d’attendre sa réapparition, ils se laissèrent facilement enrôler parmi les Ismaëliens, qui possédaient sur eux l’avantage d’avoir un chef vivant et prêt à se faire connaître, dès que les circonstances le lui permettraient.
En 884, un missionnaire ismaëlien, Ibn-Hauchab, qui auparavant avait été Duodécimain, commença à prêcher ouvertement dans le Yémen. Il se rendit maître de Canâ, et envoya des missionnaires dans presque toutes les provinces de l’empire. Deux d’entre eux allèrent labourer, selon l’expression des Chiites, le pays des Ketâmiens, dans la province actuelle de Constantine, et quand ils furent morts, Ibn-Hauchab les remplaça par un de ses disciples, nommé Abou-Abdallâh.
Actif, hardi, éloquent, plein de finesse et de ruse, sachant d’ailleurs s’accommoder à l’esprit borné des Berbers, Abou-Abdallâh était parfaitement propre à la tâche qu’il allait remplir, bien que tout porte à croire qu’il ne connaissait que les degrés inférieurs de la secte, car même les missionnaires ignoraient parfois son véritable but11. Il se mit d’abord à enseigner les enfants des Ketâmiens et s’appliqua à gagner la confiance de ses hôtes; puis, quand il se crut sûr de son fait, il jeta le masque, se déclara Chiite et précurseur du Mahdî, et promit aux Ketâmiens les biens de ce monde et de l’autre s’ils voulaient prendre les armes pour la sainte cause. Séduits par les discours mystiques du missionnaire, et plus encore peut-être par l’appât du pillage, les Ketâmiens se laissèrent aisément persuader; et comme leur tribu était alors la plus nombreuse et la plus puissante de toutes, celle d’ailleurs qui avait su le mieux conserver son antique indépendance et son esprit martial, leurs succès furent extrêmement rapides. Après avoir enlevé toutes ses villes au dernier prince de la dynastie des Aghlabides, laquelle avait régné pendant plus d’un siècle, ils le forcèrent de s’enfuir de sa résidence avec tant de précipitation qu’il n’eut pas même le temps d’emmener sa maîtresse. Alors Abou-Abdallâh porta le Mahdî sur le trône (909). C’était le grand-maître de la secte, Saîd, un descendant d’Abdallâh l’oculiste, mais qui se donnait pour un descendant d’Alî et qui se faisait appeler Obaidallâh. Devenu calife, ce fondateur de la dynastie des Fatimides cacha soigneusement ses véritables principes. Peut-être eût-il mis plus de franchise dans ses procédés, si un autre pays, la Perse par exemple, eût été le théâtre de son triomphe; mais comme il devait le trône à une horde à demi barbare et qui ne comprenait rien à des spéculations philosophiques, force lui fut, non-seulement de dissimuler lui-même, mais encore de contenir les membres avancés de la secte, qui compromettaient son avenir par des hardiesses intempestives12. Aussi le vrai caractère de la secte ne se montra-t-il au grand jour qu’au commencement du XIe siècle, alors que le pouvoir des Fatimides était établi si solidement qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et que, grâce à leurs nombreuses armées et leurs immenses richesses, ils pouvaient faire bon marché même des prétendus droits de leur naissance13. Dans l’origine, au contraire, les Ismaëliens ne se distinguèrent des autres sectes musulmanes que par leur intolérance et leur cruauté. De pieux et savants faquis furent fouettés, mutilés ou crucifiés, parce qu’ils avaient parlé avec respect des trois premiers califes14, oublié une formule chiite, ou prononcé un fetfa selon le code de Mâlic. On exigeait des convertis une soumission à toute épreuve. Sous peine d’être égorgé comme un mécréant, le mari devait souffrir qu’on déshonorât sa femme en sa présence, après quoi il était obligé de se laisser souffleter et cracher au visage. Obaidallâh, il faut le dire à son honneur, tâchait parfois de réprimer la rage brutale de ses soldats, mais rarement il y réussissait. Ses sectaires, qui ne voulaient pas, disaient-ils, d’un Dieu invisible, le déifiaient volontiers, conformément aux idées des Persans, qui enseignaient l’incarnation de la Divinité dans la personne du monarque; mais c’était à la condition qu’il leur permettrait de faire tout ce qu’ils voudraient. Rien n’égale les horreurs que ces barbares commirent dans les villes conquises. A Barca, leur général fit couper en morceaux et rôtir quelques habitants de la ville; puis il en força d’autres à manger de cette chair; enfin, il fit jeter ces derniers dans le feu. Plongés dans une stupeur muette et ne croyant plus à une providence réglant les destinées humaines, les malheureux Africains ne mettaient leurs espérances qu’au delà de la tombe. «Puisque Dieu tolère tout cela, dit un pamphlétaire de l’époque