– Ce que tu nous as dit là n'est pas bien, fit Marguerite. Tu as de la chance d'avoir eu aussi, toi, un grand malheur, parce que sans cela on t'aurait grondé… D'abord, quand on sait quelque chose qu'il ne faut pas dire, on ne le dit pas.
De peur que nous ne fussions fâchés, elles me firent aller à la balançoire; mais, dès qu'elles m'eurent bien lancé, elles me plantèrent là et coururent au-devant de leur mère qui rentrait. Madame Pergeline vint m'embrasser et me dit, d'un air très grave, un doigt devant la bouche:
– Mon enfant, si vous avez appris des choses en cachette de vos parents, il faut bien vous garder de les répéter, parce que votre papa serait très mécontent.
Elle prévoyait juste, madame Pergeline.
Un matin, mon père fit une scène à sa belle-mère pendant le déjeuner.
Il avait su au bureau de tabac que «les histoires de Philibert» couraient la ville; et ce qu'il jugeait le plus scandaleux, c'était que «le petit» fût informé de l'existence de «l'enfant naturelle» et s'en vantât dans les maisons où il allait.
Grand'mère étouffait son chagrin; elle disait:
– Voyons! voyons! ne vous emportez pas. Tout se sait à la longue; on ne peut rien tenir caché; mais il faut aussi avoir pitié des malheureux. Le pauvre Philibert a eu sa jeunesse brisée par les mauvaises affaires de son père. Il n'a jamais pu obtenir de situation qui lui permît de se marier. Je ne le défends pas, non, certes! je suis la première à souffrir de ce qui est. Mais l'enfant est l'intelligence même, paraît-il. Elle est belle comme le jour, et elle n'a devant elle que quelques années à vivre… Personne ne s'est informé de leur misère pendant le siège, personne, puisque cela vous brûle la bouche à tous, de prononcer leur nom. Oh! Félicie m'a remis de l'argent pour eux, à plusieurs reprises, elle a été généreuse, mais sans jamais demander seulement: «Où sont-ils? que font-ils? courent-ils un danger?» On a toujours tort de vivre irrégulièrement, mais on en est bien puni.
– Quand on s'est retranché de la famille, de la société, on n'a plus droit à leur appui. Il faut faire comme tout le monde.
– Ah! ce n'est pas toujours facile. Vous n'avez pas vécu à Paris, vous!
– Qui est-ce qui le forçait à vivre à Paris?
– Mais il avait une vocation, ce garçon; puisqu'il voulait faire de la peinture…
– Ta, ta, ta!.. des bêtises!
Ce fut la première difficulté entre grand'mère et son gendre, mais elle se représenta très souvent; il en naquit d'autres. Tout était prétexte à querelles. Se disputer devenait une habitude.
Mon père demeurait des journées entières dans son cabinet, ou bien il allait chez son prédécesseur, M. Clérambourg.
M. Clérambourg était un homme assez vieux, qui ne riait jamais et laissait tomber du bout des lèvres des paroles piquantes comme des flèches. Il passait pour un puits de science. Il donnait des conseils gratuits, et évitait au pays beaucoup de procès. Il faisait une peur terrible à grand'mère, et elle prétendait que mon père se desséchait le coeur près de lui.
– Inutile de vous demander où il faut vous envoyer chercher s'il vient des clients?
– Je vais chez Clérambourg.
– Après tout, cela vaut peut-être autant que de séjourner au bureau de tabac…
– Qu'entendez-vous par séjourner au bureau de tabac?
– J'entends qu'un homme dans votre situation, et si fraîchement veuf, devrait éviter de se montrer si souvent dans un magasin où tous les freluquets se donnent rendez-vous autour d'une personne…
Il partait en haussant les épaules. Et la belle-mère allait à la fenêtre le surveiller, par acquit de conscience, jusqu'au coin de la rue.
Que de fois madame Pergeline, qui était au courant de nos soucis, prodigua à sa voisine des expressions compatissantes, dans le genre de celles-ci: «Ah! vous pouvez vous flatter d'avoir un gendre qui est joliment élégant!.. Ah! cela, on peut le dire: il n'y en a pas un comme lui en ville pour faire retourner les têtes!..»
Ou bien grand'mère demandait à son gendre pourquoi il allait si souvent au château de la Frelandière.
C'était une coquetterie de mon père, dont les parents avaient été laboureurs, d'être reçu chez le marquis de la Frelandière. Il faisait alors laver la victoria et prenait une cravate blanche ornée d'une fine fleur de lis en jais. Il dissimulait sa serviette d'homme d'affaires. On le retenait parfois à déjeuner au château.
– Et aujourd'hui, interrogeait grand'mère avec malice, avez-vous au moins vu ces dames?
– La marquise? faisait mon père, un peu embarrassé.
– La marquise, la comtesse, la vicomtesse… est-ce que je sais? Les avez-vous vues, oui ou non?
– Mais certainement, je les ai saluées dans le parc.
– Elles n'ont donc pas déjeuné avec vous?
– Vous comprenez, quand le marquis a à causer d'affaires…
– Ah çà! mais, mon ami, on vous fait déjeuner à l'office!..
Ce genre de taquinerie l'exaspérait particulièrement. Il jetait sa serviette sur la table et s'en allait.
Il nous arriva, un soir, dans un état d'agitation peu ordinaire.
– Eh bien, dit-il, je viens d'en apprendre de belles! Savez-vous à quoi s'occupe en ce moment votre mari? oui, votre mari, M. Casimir Fantin!
Grand'mère frissonna. Elle avait appris de son mari tant de choses désastreuses!
– Non, vous ne devineriez pas!.. il est tout bonnement en train de négocier un emprunt pour acheter le moulin de Gruteau.
– Le moulin de Gruteau? Mais c'est fou! Mais Félicie le guigne depuis trente ans; elle n'a jamais pu trouver le moyen de l'acheter.
– Il paraît qu'il l'a trouvé, lui. Il n'y a que les meurt-de-faim pour avaler les bouchées doubles. Il a écrit, de Langeais, à Clérambourg; il lui demande des conseils.
– Oh! si ça vient par Clérambourg!..
– Clérambourg a cru devoir me prévenir afin que nous puissions à temps éviter un désastre.
– Mon Dieu! mon Dieu! ne parlons pas de cela à Félicie, elle en mourrait.
Cette alerte fournit aux deux ennemis un motif d'union momentanée, et l'on combina de concert les stratagèmes propres à empêcher ce diable de grand-père Fantin de se relancer en de nouvelles aventures. Il fut décidé que l'on accepterait, enfin, l'invitation qu'adressait chaque année le vieil oncle Goislard, et que nous irions, grand'mère et moi, pendant une ou deux semaines, à Langeais, tenter de faire avorter le projet.
Il y eut certainement quelque chose de providentiel dans ce voyage, car, sans cette raison de quitter Beaumont, nous nous en éloignions, peu après, de la façon la plus regrettable.
Nous avions eu des pluies d'automne. La cour était sombre; le feuillage des chasselas roses du mur mitoyen luisait sous les averses; des jours se passaient à regarder les grosses gouttes rejaillir sur le pavé, en jets d'eau fluets. Les gouttières jasaient, d'une voix d'arrière-gorge, comme des commères infatigables. Un clerc, le col relevé, son mouchoir sur la tête, se dirigeait, en courant, vers une porte trouée en as de coeur; on voyait de grands parapluies bleus, ruisselants, monter sur deux jambes mouillées l'escalier extérieur de l'étude. Adèle allait de sa cuisine au puits, son jupon en guise de capeline; et la bonne du capitaine manquait souvent d'obéir au signal du chant plaintif de la poulie. Marguerite et Georgette venaient, en voisines, dire bonjour. Le deuil leur allait à ravir et on leur adressait des compliments sur leur taille; elles parlaient toujours mariage. Grand'mère pleurait souvent; et maintenant que