Lili rassembla son courage. Elle parlerait «net», quelque sort que ses paroles dussent avoir. Et elle exposa à nouveau ses anciennes théories que l’année terrible n’avait rendues que plus irréfutables.
Primo: il fallait dégourdir l’enfant. Pour cela, le fourrer au collège comme tous les petits Français; les précepteurs sont des pique-assiette, des sans-façons, de gros paysans amateurs de bonne chère; ou des sujets trop distingués, qui font la cour aux femmes. Connût-on un prêtre comme celui de Charles des Martins, à la bonne heure! Mais ces merveilles-là ne se rencontrent pas au coin des rues. Et puis son Georges, après l’exaltation de la première communion, ne devait pas avoir un ecclésiastique à ses trousses. Non, non, ce n’est pas cela qu’il lui fallait… Georges fleurait le séminariste et, que diable! il serait militaire, les tantes l’espéraient du moins. Il s’agirait maintenant de venger la Patrie, de préparer la revanche! Ç’avait été une belle escorte, pour Georges, qu’une miss, une nourrice en bonnet et une petite Angliche chlorotique! Alice volontiers redonnerait des jupes à son fils. Elle ne voyait donc pas le duvet pousser déjà sur la lèvre de Georges? Pourquoi ne le mettrait-on pas tout bonnement à Fontanes, où il y avait des demi-pensionnaires?..
En octobre 1873, il entra au lycée. On le conduisait le matin en voiture. Il déjeunait rue de la Ferme-des-Mathurins, chez Mme Demaille, l’amie intime de ses parents, une des «centenaires». Pour les répétitions, il eut le secrétaire du proviseur, un M. Reverdy qui avait débuté dans un four à bachot où il «chauffait les cancres». Le proviseur, qui terrifiait les lycéens quand il apparaissait dans les classes, n’entra jamais dans le bureau de M. Reverdy sans se pencher sur les devoirs de Georges. Médiocre élève, mais docile et appliqué, il fit sa sixième tant bien que mal, et bourré de répétitions, remorqué par un très expert chauffeur pour examens.
Il fut une sorte de «demi-pensionnaire sans la nourriture» puisqu’il put jouir de la faveur de remplacer la salle d’études et le pion par l’un des salons du Chef Suprême, dont un simple répétiteur était le secrétaire. Mais ainsi M. et Mme Aymeris créaient à leur fils une position ambiguë et ridicule auprès de ses camarades, que Georges ne voyait qu’aux classes et qui l’appelèrent le «chien du proviseur». Il ne se fit point d’amis. Avant la classe de l’après-midi, le précepteur de deux camarades, «triés sur le volet» et bien sages, promena Georges aux Champs-Elysées avec «ces jeunes seigneurs du faubourg Saint-Germain».
Jessie, externe dans une pension, rentrait à Passy en même temps que Georges. Ils passaient ensemble la soirée: nouvelle imprudence, selon Mlles Aymeris:
– Alice tente le Diable! dirent-elles.
Georges allait, jeudis et dimanches, au manège Pellier, rue de Suresne. Sur la jument Eglantine ou le cob irlandais Patrick, il galopait autour de la piste, sans étriers: épreuve au-dessus de ses forces. Plus d’une fois, de la tribune d’où l’encourageaient ses tantes et Miss Ellen, au lieu de descendre dans le manège, il fila dans la rue, courut jusqu’à la Madeleine, dans l’espoir d’entendre les orgues. On lui donnait cinq francs à chaque séance d’équitation, comme récompense, car ces leçons l’ennuyaient extrêmement. Un écuyer, ancien sous-officier de dragons, Normand aux fines moustaches rousses, lia connaissance avec Miss Ellen, toujours sensible à la cavalerie. Après une longue résistance, et de peur d’un scandale, M. et Mme Aymeris consentirent à ce qu’Ellen se fiançât au bellâtre, dont la famille, honorablement connue en Calvados, avait fourni de bonnes références. N’eût-il pas été blessé, Gonnard Gabriel serait aujourd’hui chef d’escadron: – Il n’y a pas de sot métier pour ces héros! – pensa-t-on.
Ellen et Jess s’établirent ainsi plus solidement chez les Aymeris; ceux-ci ne demandant qu’à contracter des devoirs, à rendre service aux malheureux, les Gonnard feraient partie de la famille. N’étaient-ce pas Caroline et Lili, si peu suspectes de faiblesses pour les humbles, qui avaient protégé l’ancien dragon, avec son tabac, son odeur d’écurie et son odieuse vulgarité? Le beau Gabriel était «un brave»!
Le soir, après quelques instants accordés à Mme Aymeris, et avant qu’elle ne lût le journal la Patrie, en attendant le retour de son mari, les enfants remontaient dans la salle d’études; le maître d’équitation y faisait sa cour à Miss Ellen. Ensuite, légitimement uni par M. le Maire et M. le Curé, le nouveau couple logea au fond du jardin dans le pavillon fatidique, qui s’était ouvert pour Georges à la mort de son frère Jacques.
Si la pipe et le fade relent de purin qu’apportait Gabriel «dans son costume de travail» délectaient Mme Gonnard, Georges en avait mal au cœur; mais, à cause de sa compagne, il passa dans cette société, deux ans de suite, des soirées pendant lesquelles il assista, innocemment encore, à certaines scènes bien intimes d’un ménage amoureux…
Pour ne pas faire de peine à sa chérie, mon ami tâchait d’être aimable avec les Gabriel Gonnard. Mme d’Almandara coupa heureusement ces veillées par des leçons de piano, quand ce n’était pas un professeur de mathématiques, ou M. Reverdy lui-même, venus à l’heure du sommeil infliger à Georges des répétitions supplémentaires et parfaitement inutiles: la tendre Mme Aymeris devenait inexorable dès qu’il s’agissait de leçons.
«Je passais pour un enfant gâté. Mes parents m’adoraient et il me reste le souvenir de n’avoir jamais fait mes volontés», écrit Georges dans son journal.
Cet hiver-là, Jessie prit un mauvais rhume. Mme Aymeris la confina au troisième étage, au-dessus de la chambre de Georges. Sans qu’on le lui défendît, Georges n’osait pas s’y rendre. L’absence de sa camarade lui fut atrocement douloureuse, mais personne ne sut rien de ses souffrances… il ne prononçait pas le nom de Jessie, même pour s’enquérir d’elle. On lui reprocha de l’oublier. Il rougit; ses professeurs le «tuaient de travail»: avait-il le temps de songer à Jessie, avec ces répétitions nocturnes, comme nul autre élève n’en prenait?
– Mon cher enfant, si tu travaillais mieux au lycée, tu serais libre de jouer ton Schumann avec ou sans Mme d’Almandara! Les leçons avant le plaisir!
Ceux qui les observaient eussent cru Jessie et Georges indifférents l’un à l’autre. Le temps avait peu changé leurs manières; leurs rapports semblaient même un peu guindés, ce dont les Aymeris se félicitaient, s’ils regrettaient que Georges n’eût pas plus d’occasions de se distraire avec une enfant dont on avait espéré lui faire «une sœur». Mme Aymeris regrettait maintenant que Jessie ne fût pas plus brillante, plus ingénieuse dans ses jeux; faudrait-il reconnaître, comme Lili et Caro, que Jess était une sotte? Si Mme Aymeris l’avait tenue plus près d’elle, peut-être eût-elle développé cette intelligence lourde. Les tantes s’embusquaient derrière les verres, l’une de son binocle, l’autre de son face à main, pour mieux épier la sainte Nitouche qui méditait quelque sournoiserie. M. Aymeris, dans le dessein de répondre à leurs critiques, effaçait de son mieux la figure déjà si fruste de Jessie. Les silences des vieilles demoiselles étaient des reproches. Chacun, à la maison, pensait à Jessie, et personne n’en parlait, hormis les tantes qui parfois, entre elles, après une promenade ou un dîner, exprimaient le désir de «casser cette poupée pour voir ce qu’il y avait dedans». Y aurait-il une anguille sous roche?
Jess vivait de plus en plus avec les Gonnard. Ellen lui releva les cheveux en chignon; Jess porta une robe presque longue, était même sortie, un jour d’été, «en taille», et elle avait une bague dont un cœur formait le chaton, cadeau de bijoutiers établis dans la rue du Temple, les cousins de Gabriel. Ensuite Jessie exhiba des boucles d’oreille, un collier de corail, des gants de chevreau glacé, pour se rendre le dimanche dans la famille de Gonnard, «des gens très bien établis dans le commerce de luxe».
Georges ne la vit presque plus. Il notait l’heure de son départ, et ne s’endormait pas avant d’avoir entendu, parfois après minuit, des pas sur le gravier du jardin. Où étaient-ils allés, les Gonnard?
Malgré