– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.
– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.
– J'ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi?
– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l'abbé.
– Vous avez dîné chez madame Portenduère? dit alors Ursule qui interrogea l'abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d'inquiète curiosité.
– Oui; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu'elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.
– Si elle est dans le chagrin et qu'elle ait besoin de moi, j'irai chez elle, s'écria le docteur. Achevons le dernier rubber.
Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.
– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j'ai su qu'on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j'ai deviné qu'il escomptait la mort de sa mère.
– L'en croyez-vous capable? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même: Hélas! oui, elle l'aime.
– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu'il est en prison: les fripons n'y vont jamais.
– Mes amis, s'écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.
Les quatre amis se levèrent et sortirent. Ursule les accompagna jusqu'à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face; et quand Tiennette les eut introduits, elle s'assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d'elle.
– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n'a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…
– Je suis trop de l'ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu'un homme doit à une personne de votre qualité, et je suis trop heureux, d'après ce que m'a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.
Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l'abbé Chaperon elle voulait s'adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu'elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.
– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d'un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.
– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d'être votre intendant en cette circonstance.
– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d'un air qui voulait dire: Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.
– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.
– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort; car à votre âge s'aventurer dans Paris à la piste des méfaits d'un étourdi…
– Madame, en soixante-cinq, j'eus l'honneur de voir l'illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n'est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s'y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l'Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch! J'ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l'amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.
– Ah! s'il savait son petit-neveu en prison!
– Monsieur le vicomte n'y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.
Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit; mais il rentra pour dire au curé: – Voulez-vous, mon cher abbé, m'arrêter une place à la diligence pour demain matin?
Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.
– Il est étonnant pour son âge, dit-elle; il parle d'aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s'il n'avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.
– La meilleure, madame; et aujourd'hui plus d'un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d'épouser sa pupille avec un million. Ah! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n'est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.
L'étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l'achever.
– Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.
– Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l'estime de ce vieillard!
– Si ce n'était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c'était un autre qui me parlât ainsi…
– Vous ne le verriez plus, dit en souriant l'abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d'alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l'empêchez pas de se faire une position.
– Et c'est vous qui me dites cela!
– Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait! s'écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.
Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu'il venait de céder: elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu'il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu'il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d'affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.
– La précipitation dans ces sortes d'affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d'abord vous n'aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.
Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l'y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L'oncle