– Je gagerais mes lunettes contre une allumette, qu'il est le paravent de vos héritiers; ils ont déjeuné tous à la Poste avec Dionis, il s'y est machiné quelque chose.
Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu'au fond du jardin. Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d'audience particulière. Ursule et Bongrand se retirèrent au salon.
– Nous y penserons! Je verrai! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. Voilà le mot des gens d'esprit; la mort les surprend, et ils laissent dans l'embarras les êtres qui leur sont chers!
La défiance que les hommes d'élite inspirent aux gens d'affaires est remarquable: ils ne leur accordent pas le moins en leur reconnaissant le plus. Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge? En leur voyant habiter le sommet des choses humaines, les gens d'affaires ne croient pas les hommes supérieurs capables de descendre aux infiniment petits des détails qui, de même que les intérêts en finance et les microscopiques en science naturelle, finissent par égaler les capitaux et par former des mondes. Erreurs! l'homme de cœur et l'homme de génie voient tout. Bongrand, piqué du silence que le docteur avait gardé, mais mû sans doute par l'intérêt d'Ursule et le croyant compromis, résolut de la défendre contre les héritiers. Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis.
– Quelque pure que soit Ursule, pensa-t-il en l'examinant, il est un point sur lequel les jeunes filles ont coutume de faire à elles seules la jurisprudence et la morale. Essayons! – Les Minoret-Levrault, dit-il à Ursule en raffermissant ses lunettes, sont capables de vous demander en mariage pour leur fils.
La pauvre petite pâlit: elle était trop bien élevée, elle avait une trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disait entre Dionis et son oncle; mais, après une petite délibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que, si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Le pavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait les persiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d'aller tout y fermer elle-même. Elle s'excusa de laisser seul au salon le juge de paix, qui lui dit en souriant: – Faites! faites! Ursule arriva sur les marches du perron par où l'on descendait du pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes, manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher du soleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur qui venait vers le pavillon chinois.
– Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds, des hypothèques; ils s'imaginent que ma fortune serait beaucoup plus en sûreté: je devine tout ce qu'ils se disent, et peut-être venez-vous de leur part? Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiers auront le capital de la fortune que j'ai apportée ici, qu'ils se tiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l'un d'eux dérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cet enfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l'autre monde pour les tourmenter! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduère peut bien rester en prison, si l'on compte sur moi pour l'en tirer, ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.
En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva la première et la seule douleur qui l'eût atteinte, elle appuya son front à la persienne en s'y attachant pour se soutenir.
– Mon dieu! qu'a-t-elle? s'écria le vieux médecin, elle est sans couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. – Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.
Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d'éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.
– Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.
Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu'à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement: – Qu'est-il donc arrivé à Ursule?
– Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter; et quand son oncle m'a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n'a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L'aimerait-elle? Y aurait-il entre eux…
– A quinze ans? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.
– Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.
– Elle n'a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c'est une crise.
– Une crise de cœur, répliqua le notaire.
Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis: depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.
– Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle: madame de Portenduère est Bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.
– Heureusement… pour l'honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.
Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu'en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l'espérance qu'il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient être la perle des ménages; son Eugène était un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu trop vanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle de là.
– Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser à Ursule ce petit Portenduère, si toutefois elle l'aime.
Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celle du jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre qui donnait sur le bord de l'eau.
– Qu'as-tu, cruelle enfant? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je?
– Savinien en prison, répondit-elle.
Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et les sanglots vinrent.
– Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le pouls avec une anxiété de père. Hélas! elle a toute la sensibilité de ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscope qu'il mit sur le cœur d'Ursule en y appliquant son oreille. Allons, tout va bien! se dit-il. – Je ne savais pas, mon cœur, que tu l'aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avec moi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s'est passé entre vous deux.
– Je ne l'aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais rien dit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvre jeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement de l'en tirer, vous si bon!
– Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l'aimes pas, pourquoi fais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge comme devant le jour de saint Denis? Allons raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur.
Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elle et son oncle un moment de silence.
– As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de ton médecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques jours rendu plus tendre encore qu'il ne l'était.
– Eh! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. Jusqu'à ce voyage, je n'avais jamais fait la moindre attention à lui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j'étais