J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.
Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j'y suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s'il y répondra.
Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s'occupent de science.
Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te prierais de me payer de retour.
… Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de 1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour que l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais pas de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts. – Je lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.
Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.
Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès, s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu'on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l'ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités communales, administratives et militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle admirable pour qui sait le voir; et je n'eusse été qu'à demi de la secte écossaise11, j'en serais doublement aujourd'hui.
Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont MM. Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.
Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J'ai entendu à notre cercle12 exprimer le vœu de ces affreux massacres; celui qui les faisait doit être satisfait.
La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été tué.
L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.
Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans Paris; et cette grande ville, après trois jours et trois nuits consécutives de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la France, comme si elle était aux mains d'hommes d'État…
Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé le vœu national. Ici, les officiers, au nombre de cent quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela me réconcilie un peu avec la loi du recrutement.
On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes inexpugnables.
On croit que, pour satisfaire aux vœux de ceux qui pensent que la France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera offerte au duc d'Orléans.
Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n'entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité; mais je crois te l'avoir déjà dit.
Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l'un d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les deux autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les supplications des constitutionnels.
Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; il est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé l'œil. Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.
… On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur notre frontière. Ils seront bien reçus.
Adieu.
Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation est admirable, le peuple va être heureux.
Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.
Voici la situation des choses. – Le 3 au soir, des groupes nombreux couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je circulais sans prendre