PRÉFACE
J'ai exercé le droit de propriété sur les œuvres de Frédéric Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de jours après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, dont je faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des Harmonies, comprenant le complément que j'avais rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les œuvres complètes, en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu'une réunion d'articles de journaux, d'opuscules et de lettres. Rien de ceci n'eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l'auteur, avec son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d'être aussi modestes ou sévères pour lui qu'il l'eût été lui-même, et qu'au contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir d'utiliser autant que possible ce qu'il y a laissé.
Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de 1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.
Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir, puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la surveiller et à l'augmenter un peu.
Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en possession du droit de corriger les épreuves.
Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un homme éminent, qui n'était pas de notre petite société – formée à la hâte, elle ne se composait que de compatriotes, – mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden.
«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un voisin qui me dit à la fin de notre conversation: – Quand vous serez décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres. – Eh bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une seule ligne.»
M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il y a choix à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres fragments, d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume de plus.
Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente édition aura Bastiat complet.
J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, les bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués pendant le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: Nous avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en usons, et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.
Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat des excellents amis qu'il m'a donnés.
NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE FRÉDÉRIC BASTIAT
Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante, mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de mère: – c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V. Calmètes, – aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation, – à qui sont adressées les premières lettres de la Correspondance.
Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était une médaille d'or; elle ne pouvait se partager: «Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit.»
En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise et italienne, la question religieuse, l'économie politique enfin, que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.
Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l'être dans les conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers 1827, et à ce moment la science agronomique n'existait pas en France. Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une douzaine de métairies; et tous les agriculteurs savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était incapable de se plier – on pourrait dire de s'abaisser – aux qualités étroites d'exactitude, d'attention minutieuse de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d'engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique; mais, dans la pratique, il était trop indifférent à l'argent, trop accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses améliorations.
L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est l'étude à deux, – «la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui, cette intelligence-sœur, qui devait, en quelque sorte, doubler la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à l'existence intime et à la pensée de Bastiat,