D'autres ont imaginé des banques agricoles, des institutions financières qui auraient pour résultat de mobiliser le sol et de le faire entrer, pour ainsi dire comme un billet au porteur, dans la circulation. – Il y en a qui veulent que le prêt soit fait par l'État, c'est-à-dire par l'impôt, cet éternel et commode point d'appui de toutes les utopies. Des combinaisons plus excentriques sont aussi fort en vogue sous les noms beaucoup moins clairs qu'imposants, d'organisation ou réorganisation du travail, association du travail et du capital, phalanstères, etc., etc.
Ces moyens peuvent être fort bons, on peut en attendre d'excellents effets; mais il en est un qu'ils ne parviendront jamais à produire, c'est de créer de nouveaux moyens de production. Déplacer les capitaux, les détourner d'une voie pour les attirer dans une autre, les pousser alternativement du champ à l'usine et de l'usine au champ, voilà ce que la loi peut faire; mais il n'est pas en sa puissance d'en augmenter la masse, à un moment donné; vérité bien simple et constamment négligée.
Ainsi, si la réforme du régime hypothécaire parvenait à attirer une plus grande portion du capital national vers l'agriculture, ce ne pourrait être qu'en le détournant de l'industrie proprement dite, des prêts à l'État, des chemins de fer, des canaux, de la colonisation d'Alger, des hauts-fourneaux, des mines de houille, des grandes filatures, en un mot des diverses issues ouvertes à son activité.
Avant donc d'imaginer des moyens artificiels pour lui faire faire cette évolution, ne serait-il pas bien naturel de rechercher si une cause, également artificielle, n'a pas déterminé en lui l'évolution contraire?
Eh bien! oui, il y a une cause qui explique comment certaines entreprises ont aspiré le capital agricole.
Cette cause, je l'ai déjà dit, c'est l'imitation mal entendue du régime économique de l'Angleterre, c'est l'ambition, favorisée par la loi, de devenir, avant le temps, un peuple éminemment manufacturier, en un mot, c'est le système protecteur.
Si le travail, les capitaux, les facultés eussent été abandonnés à leur pente naturelle, ils n'auraient pas déserté prématurément l'agriculture, alors même que chaque Français eût été saisi de l'anglomanie la plus outrée. Il n'y a pas d'anglomanie qui détermine, d'une manière permanente, un homme à ne gagner qu'un franc au lieu de deux, un capital à se placer à 10 pour 100 de perte, au lieu de 10 pour 100 de profit. Sous le régime de la liberté, le résultat est là qui avertit à chaque instant si l'on fait ou non fausse route13.
Mais quand l'État s'en mêle, c'est tout différent; car quoiqu'il ne puisse pas changer le résultat général et faire que la perte soit bénéfice, il peut fort bien altérer les résultats partiels et faire que les pertes de l'un retombent sur l'autre. Il peut, par des taxes plus ou moins déguisées, rendre une industrie lucrative aux dépens de la communauté, attirer vers elle l'activité des citoyens, par un déplorable déplacement du capital, et, les forçant à l'imitation, réduire l'anglomanie en système.
L'État donc, voulant implanter en France, selon l'expression consacrée, certaines industries manufacturières, a été conduit à prendre les mesures suivantes:
1o Prohiber ou charger de forts droits les produits fabriqués au dehors;
2o Donner de fortes subventions ou primes aux produits fabriqués au dedans;
3o Avoir des colonies et les forcer à consommer nos produits, quelque coûteux qu'ils soient, sauf à forcer le pays à consommer, bon gré mal gré, les produits coloniaux.
Ces moyens sont différents, mais ils ont ceci de commun qu'ils soutiennent des industries qui donnent de la perte, perte qu'une cotisation nationale transforme en bénéfice. – Ce qui perpétue ce régime, ce qui le rend populaire, c'est que le bénéfice crève les yeux, tandis que la cotisation qui le constitue passe inaperçue14.
Les publicistes, qui savent que l'intérêt du consommateur est l'intérêt général, proscrivent de tels expédients. Mais ce n'est pas sous ce point de vue que je les considère dans cet article; je me borne à rechercher leur influence sur la direction du capital et du travail.
L'erreur des personnes (et elles sont nombreuses) qui soutiennent de bonne foi le régime protecteur, c'est de raisonner toujours comme si cette portion d'industrie que ce système fait surgir était alimentée par des capitaux tombés du ciel. Sans cette supposition toute gratuite, il leur serait impossible d'attribuer à des mesures restrictives aucune influence sur l'accroissement du travail national.
Quelque onéreuse que soit sous un régime libre la production d'un objet, dès qu'on le prohibe, elle peut devenir une bonne affaire. Les capitaux sont sollicités vers ce genre d'entreprise par la hausse artificielle du prix. Mais n'est-il pas évident qu'au moment où le décret est rendu il y avait dans le pays un capital déterminé? Une partie de ce capital était employée à produire la chose qui s'échangeait contre l'objet exotique. Qu'arrive-t-il? Ce produit national est moins demandé, son prix baisse, et le capital tend à déserter cet emploi. Au contraire, le produit similaire à l'objet exotique renchérit, et le capital se trouve poussé vers cette nouvelle voie. Il y a évolution, mais non création de capital; évolution, et non création de travail. L'un entraîne l'autre du champ à l'atelier, du labour à l'usine, de France en Algérie. Entre les partisans de la liberté et ceux de la protection, la question se réduit donc à ceci: la direction artificielle, imprimée au capital et au travail, vaut-elle mieux que leur direction naturelle?
Un agriculteur de mes amis, sur la foi d'un prospectus qui promettait monts et merveilles, prit cinq actions dans une filature de lin à la mécanique. Certes, on ne prétendra pas que ces 5,000 francs, il les avait tirés du néant. Il les devait à ses sueurs et à ses épargnes. Il aurait pu certainement les employer sur sa ferme, et, de quelque manière qu'il l'eût fait, ils auraient, en définitive, payé de la main-d'œuvre; car je défie qu'on me prouve qu'une dépense quelconque soit autre chose que le salaire d'un travail actuel ou antérieur.
Ce qui est arrivé à mon ami est arrivé à tous ceux qui se sont lancés dans les industries privilégiées; et il me semble impossible qu'on se refuse à reconnaître qu'il ne s'agit pas, en tout ceci, de création, mais de direction de capital et de travail.
Or, en supposant (ce qui n'est pas) que la filature eût tenu ses promesses, ces 5,000 francs ont-ils été plus productifs qu'ils ne l'eussent été sur la ferme?
Oui, si l'on ne voit que le capitaliste; non, si l'on considère l'ensemble des intérêts nationaux.
Car, si mon ami a tiré 10 pour 100 de ses avances, c'est que la force est intervenue pour contraindre le consommateur à lui payer un tribut. Ce tribut entre peut-être pour les deux tiers ou les trois quarts dans ces 10 pour 100. Sans l'intervention de la force, ces 5,000 francs auraient donné et au delà de quoi payer à l'étranger le filage exécuté en France. Et la preuve, c'est le fait même qu'il a fallu la force pour en déterminer la déviation.
Il me semble qu'on doit commencer à entrevoir comment le régime protecteur a porté un coup funeste à notre agriculture.
Il lui a nui de trois manières:
1o En forçant les agriculteurs à surpayer les objets de consommation, fer, instruments aratoires, vêtements, etc., et en empêchant ainsi la formation de capitaux au sein même de l'industrie agricole;
2o En lui retirant ses avances pour les engager dans les industries protégées;
3o