C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait… Napoléon Bonaparte!.. Il s'appelait ainsi!.. c'était son neveu!.. presque son petit-fils!.. mort à vingt ans… Et sa mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en Angleterre… La France lui est interdite… la France, où luirent pour elle tant de glorieux jours… Mon esprit, remontant le cours du temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans États… Oh! Beethoven!.. où était la grande ame, l'esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d'un héros, et tant d'autres miraculeuses poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur?.. L'organiste avait tiré les registres de petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier, en sifflottant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent aux pâles rayons d'un soleil d'hiver… La fête del Corpus Domini (la Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.
– Ma la musica?..
– Oh! signore, lei sentira un coro immenso.
Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à…
– La musica? demandais-je encore, la musica di questa ceremonia?
– Oh! signore, lei sentira un coro immenso.
– Allons, il paraît que ce sera… un chœur immense, après tout. Je pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus, j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque de l'ancienne Egypte… Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un mirage continuel!.. Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et discordant fausset des castrati qui me firent entendre un sot et insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans doute, de ne pas trouver à la procession del Corpus Domini un essaim de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe. On appelle cela à Rome musique militaire. Que le vieux Silène, monté sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons pas.
Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent tous à mon égard d'une réserve exemplaire.
J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était à merveille; pas de commentaires, pas de questions.
VIII
LA VIE DE L'ACADÉMIE
J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens. Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous appelions les hommes d'en bas, fumaient avec nous le cigare de l'amitié, en buvant le punch du patriotisme. Après quoi, chacun se dispersait… Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chœurs énergiques d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.
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