Les grotesques de la musique. Hector Berlioz. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Hector Berlioz
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/35825
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marine! Bravo, parterre! l'horrible Saxophone! Bravo, Jupiter!..»

      Jaguarita. – Les femmes sauvages

      Tous les hommes civilisés et doués d'un peu d'imagination ont, à une certaine époque de leur vie, partagé la même illusion à l'endroit des femmes sauvages d'Amérique, les confondant avec les gracieuses Taïtiennes, qui ne sont point sauvages du tout. Tous se sont fait un étrange idéal de ces brunes créatures; tous se les sont représentées armées de charmes merveilleux et terribles. «Une Mexicaine, une Guyanaise, une Chilienne, une jeune Comanche, disaient-ils, c'est la fille enchanteresse de la libre nature, c'est l'ardeur des tropiques, ce sont les yeux de la gazelle, c'est la voix du bengali, c'est la souplesse de la liane, l'audace de la lionne, la fidélité du pigeon bleu; c'est le parfum de l'ananas, la peau satiné du camélia; c'est la vierge des dernières amours, l'Atala de M. de Chateaubriand, la Cora de M. de Marmontel, l'Amazily de M. de Jouy.» O jeunes idiots! ô idiots qui n'êtes plus jeunes! c'est vous qui étiez des enfants de la nature quand vous caressiez de pareilles chimères! Si vous avez tant soit peu passé l'Atlantique depuis lors, vous êtes bien revenus, n'est-ce pas, de ces poétiques imaginations? En fait de tropiques, vous savez maintenant que les ardeurs du tropique du Cancer valent celles du tropique du Capricorne; que les jeunes filles Comanches aux yeux de gazelle ont l'intelligence des oies du Canada; que leur voix est rauque; que leur peau, rude au toucher quand elle n'est pas graisseuse, a la couleur du fer rouillé; que leur audace va jusqu'à égorger un enfant endormi; que leur fidélité dure vingt-quatre heures; que leur parfum, fort différent de celui de l'ananas, tue les moustiques, si cruels aux Européens. D'ailleurs, jeunes poëtes, l'Atala de Chateaubriand était une fille européenne blanche, et non point une femme sauvage; on n'a pas vu davantage au Pérou de vierge semblable à la Cora de Marmontel; l'Amazily de M. de Jouy, qui s'appelait Marine, au dire des compagnons de Cortez, fut une vraie virago; elle mérita bien la torture dont les Astèques la menacèrent tant de fois, et, après avoir vécu six ou sept ans avec le ravageur de son pays, autrement dit le conquérant du Mexique, elle épousa un simple caporal de l'armée de ce grand homme. On assure même qu'elle a fini par porter le tonnelet d'eau-de-vie dans un régiment espagnol, et par mourir vieille vivandière.

      C'est ainsi que la jeunesse, l'imagination, la naïveté de cœur, la fraîcheur des sens et des aspirations incompressibles vers le beau inconnu, fascinent certaines âmes et les entraînent à préparer à d'autres âmes d'amères déceptions. MM. Halévy, de Saint-Georges et Leuven, qui possèdent évidemment beaucoup de ces qualités, ont produit, je le crains, une œuvre dangereuse pour les jeunes hommes civilisés du boulevard et du quartier du temple, en écrivant l'opéra de Jaguarita. Ces enthousiastes en effet, passant rarement l'Atlantique, ont peu de chances de revenir au sentiment de la réalité. Et les voilà pour la plupart, depuis la première représentation de Jaguarita, en proie aux rêves sauvages les plus échevelés. Les uns s'exercent à tirer de l'arc dans leur mansarde, les autres à empoisonner des flèches en les trempant dans leur vin bleu, celui-ci mange de la chair crue, cet autre scalpe des têtes à perruque; tous marcheraient nus au grand soleil si le soleil se montrait encore; et cela uniquement par amour pour la femme guyanaise, dont l'image occupe leur âme tout entière, incendie leur cœur, fait bondir leurs artères, pour la Cora, pour l'Amazily au ravissant plumage, au séduisant ramage, dont Jaguarita leur a révélé les appas décevants. Mme Cabel, qui remplit ce rôle, est bien coupable d'avoir encore ajouté au prestige de cette création des poëtes la séduction de ses charmes civilisés. Si l'art et la nature, si le satin et les plumes de colibri, les perles et les pommes d'acajou, les bracelets d'or et les colliers de dents humaines s'unissent pour bouleverser les sens de nos jeunes ouvriers dilettanti, Paris, naguère encore si actif, si laborieux, va présenter bientôt l'aspect désolé de la cité carthaginoise quand, après l'arrivée d'Énée, Didon eut perdu l'esprit; et nous allons dire comme le poëte latin: «Pendent opera interrupta!» O poëtes! ô Virgiles de tous les temps et de tous les lieux, que vos opéras non interrompus causent de malheurs dont vous ne vous doutez guère, font couler de larmes que vous n'avez pas le souci d'essuyer! Si les poëtes n'étaient pas évidemment des êtres d'une nature supérieure, que la Providence envoie parfois sur la terre pour y accomplir une mission mystérieuse en harmonie sans doute avec les grandes lois de l'univers, on ne pourrait s'empêcher de maudire leur venue, de blasphémer leurs œuvres, et de les bannir eux-mêmes des républiques en les couronnant de fleurs.

      Mais nous ne ressemblons point à Platon, bien que nous soyons très-philosophes; nous avons sur ce grand homme l'avantage de posséder les lumières du christianisme; nous savons que les desseins de Dieu sont impénétrables, nous nous soumettons aux poëtes qu'il nous envoie, nous ne les couronnons pas de fleurs et nous les gardons.

      La famille Astucio

      M. Scribe, dans son opéra le Concert à la cour, a dessiné, sous le nom du signor Astucio, un caractère qui fit et fait encore l'admiration et l'effroi des artistes.

      On disait à l'époque des premières représentations de cet opéra qu'Astucio était le portrait fidèle et fort peu chargé du compositeur Paër. Il y avait, ce me semble, un peu d'audace à mettre le nom de ce maître italien au bas de la photographie de M. Scribe.

      Paër était-il donc le seul maître fourbe de son époque? La race d'Astucio est-elle éteinte? et l'auteur de Griselda en fut-il le chef? Bah! il y eut toujours, il y aura toujours des Astucio; à l'heure qu'il est, nous en sommes entourés, circonvenus, minés, rongés. Il y a l'Astucio prudent et l'Astucio hardi, l'Astucio bête et l'Astucio spirituel, l'Astucio pauvre et l'Astucio riche. Ah! prenez garde à cette dernière espèce! c'est la plus dangereuse. L'Astucio spirituel peut en effet n'être pas riche, mais l'Astucio riche a presque toujours de l'esprit. L'un entre partout, pour tout prendre; l'autre se tire des plus fausses positions sans y laisser la moindre de ses plumes. On l'enfermerait dans une bouteille, comme le diable boîteux, qu'il en sortirait sans faire sauter le bouchon. Là où l'or n'a point accès, celui-ci pénètre par son esprit comme dans une place démantelée. Ailleurs, où l'esprit n'a plus cours à force d'être commun, celui-là sait faire manœuvrer la matière et obtenir par ses manœuvres de fabuleux résultats.

      La plupart des Astucio ont appris des fourmis l'art de détruire sans avoir l'air d'attaquer.

      Les fourmis blanches de l'Inde s'introduisent dans une poutre, en dévorent peu à peu l'intérieur; après quoi elles passent à une autre poutre, et successivement à tous les soutiens de la maison. Les habitants de cette demeure condamnée ne se doutent de rien; ils y vivent, ils y dorment, ils y dansent même dans la plus complète sécurité; jusqu'à ce qu'une belle nuit, poutres, colonnes, planchers, tout étant rongé à l'intérieur, la maison s'écroule en bloc et les écrase.

      N'oublions pas l'Astucio protecteur. Sa chevelure argentée demande le respect; il a un sourire plein de bénignité; il protége d'instinct tout le monde; sa mission est le protectorat. Il protégeait Beethoven il y a vingt-cinq ans, et l'égorgillait tout doucement en disant: «C'est beau, mais on ne s'en tiendra pas là. Ce n'est qu'une école de transition.» Il n'écoute jamais l'œuvre d'un de ses protégés modernes sans applaudir ostensiblement et sans dire à ses voisins tout en applaudissant: «C'est détestable! Il n'y a d'abord pas une note à lui là dedans. C'est pris à Gluck, qui l'avait pris à Hændel.» Avec un peu plus de verve il ajouterait: «Qui me l'avait pris.» Celui-là est le vénérable de l'ordre.

      Puis enfin l'Astucio roquet. Il semble jouer en vous mordant, comme font les jeunes chiens au moment de la dentition; mais en réalité il mord avec une rage concentrée qu'on redoute peu parce qu'elle est impuissante. Le meilleur parti à prendre à l'égard de celui-là, quand ses mordillements incommodent, c'est d'imiter ce Terre-neuve qui, harcelé par un King's Charles, prit le roquet par la peau du cou, le porta gravement, malgré ses cris, jusqu'au bord d'un balcon donnant sur la Tamise, et l'y laissa choir délicatement. Mais tous les Astucio petits ou grands, avec ou sans esprit, avec ou sans dents, avec ou sans or, lorsqu'ils n'imitent pas les fourmis blanches, savent à merveille contrefaire le travail des coraux et des madrépores et construire des remparts sous-marins qui rendent inabordables les belles îles de l'Océan. Ces remparts s'élèvent avec une lenteur extrême; ils montent cependant sans