Les soirées de l'orchestre. Hector Berlioz. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Hector Berlioz
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Историческая литература
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/32056
Скачать книгу
Qui est-ce qui rirait quand un personnage dit une sottise? Qui est-ce qui couvrirait par d'obligeants applaudissements la mauvaise note d'une basse ou d'un ténor, et empêcherait ainsi le public de l'entendre. C'est à faire frémir. Bien plus, les exercices de la claque forment une partie de l'intérêt du spectacle; on se plaît à la voir opérer. Et c'est tellement vrai, que, si on expulsait les claqueurs à certaines représentations, il ne resterait personne dans la salle.

      Non, la suppression des Romains en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais Rome est immortelle, et la claque ne passera pas.

      Écoutez!.. voici notre prima donna qui s'avise de chanter avec âme et avec une simplicité de bon goût, la seule mélodie distinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra. Vous verrez qu'elle n'aura pas un applaudissement… Ah! je me suis trompé; oui, on l'applaudit; mais comment! Comme cela est mal fait! quelle salve avortée, mal attaquée et mal reprise! Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de savoir, point d'ensemble, et par suite il n'y a point d'effet. Si Auguste avait eu cette femme à soigner, il vous eût enlevé la salle d'emblée, et vous-même qui ne songez point à applaudir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme.

      Je ne vous ai pas fait encore, messieurs, le portrait en pied de la Romaine; je profiterai pour cela du dernier acte de notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court entr'acte; je suis fatigué.

      (Les musiciens s'éloignent de quelques pas, se communiquant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé. Mais trois coups du bâton du chef d'orchestre sur son pupitre, indiquant la reprise de la représentation, mon auditoire revient et se groupe attentif autour de moi.)

      MADAME ROSENHAIN

      AUTRE FRAGMENT DE L'HISTOIRE ROMAINE

      Un opéra en cinq actes fut, il y a quelques années, commandé par M. Duponchel à un compositeur français que vous ne connaissez pas. Pendant qu'on en faisait les dernières répétitions, je réfléchissais au coin de mon feu aux angoisses que le malheureux auteur de cet opéra était occupé à éprouver. Je songeais à ces tourments de toute nature et sans cesse renaissants auxquels nul n'échappe en pareil cas à Paris, ni le grand, ni le petit, ni le patient, ni l'irritable, ni l'humble, ni le superbe, ni l'Allemand, ni le Français, ni même l'Italien. Je me représentais ces atroces lenteurs des études, où tout le monde emploie le temps à des niaiseries, quand chaque heure perdue peut amener la perte de l'œuvre; les bons mots du ténor et de la prima donna, dont le triste auteur se croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans l'âme, pointes ridicules auxquelles il s'empresse de riposter par les stupidités les plus lourdes qu'il peut trouver, afin de faire ressortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l'air de saillies spirituelles. J'entendais la voix du directeur lui adresser des reproches, le traiter du haut en bas, lui rappeler l'honneur extrême qu'on fait à son œuvre de s'en occuper si longuement; le menacer d'un abandon définitif et complet si tout n'est pas prêt au jour fixé; je voyais l'esclave transir et rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes sur la mélodie, le rhythme, l'instrumentation, le style; théories dans l'exposé desquelles notre cher directeur traitait, comme à l'ordinaire, les grands maîtres de crétins, les crétins de grands maîtres, et prenait le Pirée pour un homme. Puis on venait annoncer le congé du mezzo-soprano et la maladie de la basse; on proposait de remplacer l'artiste par un débutant, et de faire répéter le premier rôle par un choriste. Et le compositeur se sentait égorger et n'avait garde de se plaindre. Oh! la grêle, la pluie, le vent glacial, les sombres rafales, les forêts sans feuilles criant sous l'effort de la bise d'hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d'une croûte perfide, l'obsession croissante de la fatigue, les morsures de la faim, les épouvantements de la solitude et de la nuit, qu'il est doux d'y songer dans un gîte, fut-il aussi exigu que celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d'une tiède inaction; de sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tempête, et de répéter, en hérissant sa barbe et fermant béatement les yeux, comme un chat de curé, cette prière du poëte allemand, Henri Heine, prière, hélas! si peu exaucée: «O mon Dieu! vous le savez, je possède un cœur excellent, ma sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération et de sympathie pour les souffrances d'autrui; veuillez donc, s'il vous plaît, donner à mon prochain mes maux à endurer, je l'environnerai de tant de soins, d'attentions si délicates; ma pitié sera si active, si ingénieuse, qu'il bénira votre droite, Seigneur, en recevant de tels soulagements, de si douces consolations. Mais m'accabler du poids de mes propres douleurs! me faire souffrir moi-même! oh! ce serait affreux! éloignez de mes lèvres, grand Dieu! ce calice d'amertume!»

      J'étais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j'étais visible, et, sur ma réponse affirmative, je fis entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi; elle était dans tout l'épanouissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l'instant que j'avais affaire à une artiste; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l'inspiration. «Monsieur, me dit-elle, vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et jusqu'au dernier jour j'ai espéré y prendre part…; enfin, ce qui est fait est fait. – Madame, le programme avait été arrêté par le comité de l'Association des musiciens, je n'en suis point coupable. D'ailleurs, madame Dorus-Gras et madame Widemann… – Oh! ces dames n'auront rien dit sans doute; mais il n'en est pas moins vrai qu'elles auront été fort mécontentes. – De quoi, s'il vous plaît? – De ce que je n'avais pas été engagée. – Vous le croyez? – J'en suis sûre. Mais ne récriminons pas là-dessus. Je venais, monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à MM. Roqueplan et Duponchel: mon intention serait d'entrer à l'Opéra. J'ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu'à la saison dernière, et, certes, je n'ai eu qu'à me louer des excellents procédés de M. Vatel; mais, depuis la révolution de Février… vous comprenez qu'un pareil théâtre ne saurait me convenir. – Madame a sans doute de bonnes raisons pour se montrer sévère dans le choix de ses partenaires; si j'osais émettre une opinion… – Inutile, monsieur, mon parti est pris, irrévocablement pris; il m'est impossible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout m'y est profondément antipathique; les artistes, le public qui y vient, le public qui n'y vient pas; et, quoique l'état actuel de l'Opéra ne soit guère brillant, comme mon fils et mes deux filles y ont été engagés l'an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d'y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointements. – Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l'Opéra, n'ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très-vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu'ils font, en conséquence, peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. – Je ne chante pas. – Alors, j'aurai bien moins de crédit encore, puisqu'il s'agit de danse. – Je ne danse pas. – C'est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise? – Je ne marche pas, monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d'ironie.) Je suis madame Rosenhain. – Parente du pianiste? – Non, mais mesdames Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini, ont dû vous parler de moi, car j'ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J'avais en un instant la pensée d'aller donner des leçons à Londres, où l'on est, dit-on, assez médiocrement avancé; mais, je vous le répète, mes enfants étant à l'Opéra… et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition… – Excusez mon peu de sagacité, madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. – Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d'argent que Rubini lui-même, et je me flatte d'amener aussi sur les recettes de l'Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déjà s'y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, monsieur, jeteuse de fleurs. – Ah! très-bien! vous êtes dans l'Enthousiasme? – Précisément. Cette branche de l'art musical commence à peine à fleurir. Autrefois, c'étaient les dames du beau monde qui s'en occupaient,