A côté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, prudents, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs par occasion, par amitié, par intérêt personnel; et ceux-là on ne les bannira pas de l'Opéra. Ce sont: les amis naïfs, qui admirent de bonne foi tout ce qui va se débiter sur la scène devant que les chandelles soient allumés (Il est vrai de dire que cette espèce d'amis devient de jour en jour plus rare; ceux, au contraire, qui dénigrent avant, pendant et après, multiplient énormément); les parents, ces claqueurs donnés par la nature; les éditeurs, claqueurs féroces, et surtout les amants et les maris. Voilà pourquoi les femmes, outre une foule d'autres avantages qu'elles possèdent sur les hommes, ont encore une chance de succès de plus qu'eux. Car une femme ne peut guère dans une salle de spectacle ou de concert applaudir d'une façon utile son mari ou son amant; elle a, d'ailleurs, toujours quelque autre chose à faire; tandis que ceux-ci, pourvu qu'ils aient les moindres dispositions naturelles ou les notions élémentaires de l'art peuvent au théâtre, au moyen d'un habile coup de main, et en moins de trois minutes, amener un succès de renouvellement, c'est-à-dire un succès grave et capable d'obliger un directeur à renouveler un engagement. Les maris, pour ces sortes d'opérations, valent même mieux que les amants. Ces derniers craignent d'ordinaire le ridicule; ils craignent aussi in petto de se créer par un succès éclatant un trop grand nombre de rivaux; ils n'ont pas non plus d'intérêt d'argent dans les triomphes de leurs maîtresses; mais le mari, qui tient les cordons de la bourse, qui sait ce que peuvent rapporter un bouquet bien lancé, une salve bien reprise, une émotion bien communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer parti des facultés qu'il possède. Il a le don de ventriloquie et d'ubiquité. Il applaudit un instant à l'amphithéâtre en criant: Brava! avec une voix de ténor, en sons de poitrine; de là, il s'élance d'un bond au couloir des premières loges, et, passant la tête par l'ouverture dont leurs portes sont percées, il jette en passant un Admirable! en voix de basse profonde, et vole pantelant au troisième étage, d'où il fait retentir la salle des exclamations: «Délicieux! ravissant! Dieu! quel talent! cela fait mal!» en voix de soprano, en sons féminins étouffés par l'émotion. Voilà un époux modèle, un père de famille laborieux et intelligent. Quant au mari homme de goût, réservé, qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte, qui n'ose applaudir même les plus beaux élans de sa moitié, on peut le dire sans crainte de se tromper: c'est un mari… perdu, ou sa femme est un ange.
N'est-ce pas un mari qui inventa le sifflet succès; le sifflet à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression? qu'on emploie de la manière suivante:
Si le public, trop familiarisé avec le talent d'une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l'apathique indifférence qu'amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d'ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d'un coin obscur. L'assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d'indignation, et les applaudissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. «Quelle infamie! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale! Brava! bravissima! charmante! délirante! etc., etc.» Mais ce tour hardi est d'une exécution délicate; il y a, d'ailleurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l'affront fictif d'un coup de sifflet, si productif qu'il doive être ensuite.
Telle est l'impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs, lors même que ces bruits n'expriment ni l'admiration ni le blâme. L'habitude, l'imagination et un peu de faiblesse d'esprit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que l'air, dans une salle de spectacle, est mis en vibration d'une ou d'autre façon. Le phénomène physique, indépendamment de toute idée de gloire ou d'opprobre, y suffit. Je suis certain qu'il y a des acteurs assez enfants pour souffrir quand ils voyagent en chemin de fer, à cause du sifflet de la locomotive.
L'art de la claque réagit même sur l'art de la composition musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs italiens, amateurs ou artistes, qui ont conduit les compositeurs à finir chacun de leurs morceaux par cette période redondante, triviale, ridicule et toujours la même, nommée cabaletta, petite cabale, qui provoque les applaudissements. La cabaletta ne leur suffisant plus, ils ont amené l'introduction dans les orchestres de la grosse caisse, grosse cabale qui détruit en ce moment la musique et les chanteurs. Blasés sur la grosse caisse et impuissants à enlever les succès avec les vieux moyens, ils ont enfin exigé des pauvres maestri des duos, des trios, des chœurs à l'unisson. Dans quelques passages, il a même fallu mettre à l'unisson les voix et l'orchestre; produisant ainsi un morceau d'ensemble à une seule partie, mais où l'énorme force d'émission du son paraît préférable à toute harmonie, à toute instrumentation, à toute idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire croire qu'il est électrisé.
Les exemples analogues abondent dans la confection des œuvres littéraires.
Pour les danseurs, leur affaire est toute simple; elle se règle avec l'impresario: «Vous me donnerez tant de mille francs par mois, tant de billets de service8 par représentation, et la claque me fera une entrée, une sortie, et deux salves à chacun de mes échos9.»
Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu'on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n'a pas un talent hors ligne. Je me souviens d'avoir entendu un soir à l'Opéra Auguste dire, en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau: «Rien pour M. Dérivis! rien pour M. Dérivis!» Le mot d'ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, n'eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d'un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et, après deux ou trois représentations où il n'y a rien eu pour M… ou pour Madame…: «Vous le voyez, dit-il à l'artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n'est pas sympathique au public.» Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l'égard d'un virtuose de premier ordre. «Rien pour lui!» a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d'abord du silence des Romains, devinant bientôt de quoi il s'agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d'autant plus de chaleur, qu'il y a une cabale hostile à contrecarrer. L'artiste alors obtient un succès exceptionnel, un succès circulaire, le centre du parterre n'y prenant aucune part. Mais je n'oserais dire s'il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l'inaction de la claque.
Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.
Se figure-t-on le désarroi de l'Opéra? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant? le dégoût de la vie qui s'emparerait des dieux et des demi-dieux, quand un affreux silence succéderait à des cabalettes qui n'auraient pas été chantées ou dansées d'une façon irréprochable? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, qu'on applaudissait toujours auparavant, n'auraient plus un coup de main? Ce serait reconnaître