Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg. Rene Bazin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Rene Bazin
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/34708
Скачать книгу
à chaque regard par quoi il prenait possession de ce monde inconnu. Car il disait: «Les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles, que pour y faire régner Jésus-Christ.» Le commerce n'était pas oublié. Mais quelle humanité supérieure! Elle est encore vivante, méconnue seulement. Champlain a passé ici. Je songe que ce paysage a été reflété dans ses yeux comme il l'est dans les miens. Ce paysage? Est-ce bien sûr? Où sont les témoins certains? Ce n'est pas la prairie, qui est neuve. Ce ne sont ni les arbres, trop jeunes pour l'avoir pu connaître, ni les eaux qui ont changé, ni les nuages, ni les ancêtres même des spectateurs rassemblés sur cette grève: à peine peut-on dire que le mouvement du sol chantait, comme aujourd'hui, le même vers dans l'hymne universel.

      Huit heures du soir.– Nous avons repris notre train spécial, et longé, aux dernières heures du jour, le lac Champlain. Il n'y a pas deux semaines que la débâcle des glaces a donné le signal du printemps. Déjà les bouleaux, au bout de leurs branches d'acier menu, ont des pendentifs d'un vert pâle. Les eaux sont devenues, vers le nord, extrêmement larges. Nous cherchons, dans la campagne où la lumière s'éteint, les clochers de chez nous. Les villages, à présent, sont presque entièrement habités par des Canadiens émigrés. Nous approchons de la frontière. Voici deux grandes fermes bâties sur le dos d'une longue et large vague de terre parallèle au remblai. Elles doivent voir, dans les demi-ténèbres, la fumée, qui est rouge en dessous, de la machine, et les panneaux de lumière entraînés sur les «lisses». Nous, le front appuyé aux vitres, nous voyons, car la distance ne doit pas être de trois cents mètres, des constructions nombreuses, trapues, faites en planches et qui ont l'air d'être posées sur le sol nu; puis des champs qui attendent la charrue. Un peu de neige dort et meurt en dormant dans le creux d'un sillon. «Ne trouvez-vous pas que les clôtures sont plus rapprochées? – Oui, besoin d'intimité: la famille et les champs sont comme chez nous, serrés autour des chefs. Voyez cette palissade qui clôt la jachère? – Et la ligne de poteaux autour du pré! – Et la haie! Oui, une haie! une clôture vivante! Ah! monsieur, qu'elle fleurisse seulement, et je me croirai à cinquante lieues de Paris! – Regardez l'homme, à présent!» Il rentrait le dernier, lent, balancé sur ses jambes, un peu courbé en avant et les bras dépassant la ligne du corps, comme s'il tenait la charrue. Mais je voyais bien qu'il causait avec sa terre, en marchant, et qu'il avait si profond dans l'esprit l'espérance et le souci du printemps, que le passage du train n'interrompait pas le songe. Il revenait. Il était une ombre dont la forme s'est promptement fondue avec les mottes et couchée dans l'universelle ténèbre, et il n'y eut plus, pour nous déjà bien loin, qu'une fenêtre éclairée, un point lumineux, dominateur et doux sur la courbe invisible, et vers lequel le fermier s'avançait.

      La nuit est venue. Le sommeil commence à nous prendre. Tout à coup je sursaute. Le train s'arrête. Nous sommes enveloppés d'une foule qui crie. Le nègre se précipite pour empêcher ces voyageurs d'envahir les wagons. Le bruit augmente. Hanotaux paraît à l'extrémité de la voiture, et appelle à haute voix: «Monsieur de Rochambeau? Général Lebon? Barthou? Lamy? René Bazin? Blériot?..» et tous les autres noms successivement. Il nous presse: «Dépêchez-vous! On veut vous voir! Le train ne s'arrête que cinq minutes!» Nous accourons. L'un après l'autre, nous apparaissons sur les marches du petit escalier du Pullman: mille, deux mille personnes peut-être se pressent sur le quai de la gare; hommes, femmes, enfants, tous nous tendent les mains; tous essayent d'approcher; tous crient: «Vive la France! Vivent les Français! Parlez-nous! Parlez-nous! Vive la France!» Je ne sais plus ce que j'ai dit. J'ai crié: «Vive le Canada!» Je crois que j'ai promis de revenir! Déjà! Les visages étaient de ceux que j'ai toujours connus. Les yeux brillaient d'une amitié sans étonnement, qui est celle de la race.

      Quand j'ai demandé:

      – Où sommes-nous?

      – Saint-Jean! Et vive la France! m'ont-ils répondu.

      … Le train s'est remis en marche. Les lumières de la gare de Saint-Jean sont menues comme un grain de poudre qui flamberait dans la nuit. Nous serons bientôt à Montréal.

      Dimanche 5 mai. Montréal.– Hier soir, les Montréaliens nous ont reçus d'une façon magnifique, dans la grande salle de l'hôtel Windsor. Et, quand mon tour a été venu, à la fin du dîner, de saluer le Canada, je n'ai eu qu'à raconter mon émotion de l'après-midi et de la nuit d'avant-hier.

      «La courtoisie traditionnelle et si haute de l'Angleterre ne sera pas surprise si, venant pour la première fois dans ce pays, et y rencontrant de lointains et chers parents, c'est à eux que j'adresse mon salut.

      »Canadiens-Français, j'ai deviné à plus d'un signe, et longtemps d'avance, hier, que nous approchions de votre pays.

      »Dès le sud du lac Champlain, j'ai commencé d'observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s'alignaient droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. A peine la neige avait fondu, que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs ouvraient les sillons pour la semence. Et j'ai pensé: c'est comme chez nous; quand les hargnes de mars sont passées, la charrue mord les jachères.

      »Un peu plus loin, j'ai vu des haies, des palissades plus multipliées qu'en pays de New-York. L'espace était immense, mais il était clos. Et j'ai pensé: ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux!

      »En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient: «N'est-ce pas notre plaine? N'est-ce pas nos montagnes? N'est-ce pas notre claire lumière?»

      »Dans un chemin, j'ai vu beaucoup d'enfants. Et j'ai dit: nombreux, mutins, bien allants, ce sont leurs fils!

      »J'ai aperçu, enveloppé d'ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d'où partait l'Angelus du soir, et j'ai dit: puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour!

      »Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages heureux et tout à fait de la parenté. On se reconnaissait. On se disait: «Ah! les braves gens! Les gens de chez nous!» Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.

      »Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.

      »Et j'ai résolu de saluer, ce soir, les Canadiens-Français, qui ont fait pleurer les Français de France.»

      Aujourd'hui dimanche, nous allons voir le parc de Montréal. Il est au milieu et au-dessus de la ville, montagne boisée d'assez bonne hauteur. Les premières pentes sont couvertes de belles villas et de jardins, puis les routes montent en lacet parmi des futaies. Nos chevaux tirent à plein collier. Nous rencontrons des groupes de cavaliers qui sont, certainement, des Anglo-Canadiens, car cette ville est mixte, partagée inégalement entre des races différentes. J'ai même traversé plusieurs fois un quartier où abondent les enseignes et les affiches en hébreu. Il y a peu de monde au parc ce matin, et, par moments, lorsque les érables, les chênes, les hêtres, forment muraille et font l'ogive, ou qu'une avenue transversale ouvre sur un petit plateau gazonné, mouillé et tournant, on se croirait loin d'une ville. Cependant, la ville nous enveloppe. Un caillou bien lancé retomberait sur une maison. Nous arrivons sur une vaste terrasse sablée, ménagée au sommet du parc, et protégée par une balustrade. De là, le jour étant limpide, et le paysage très plat, on a une vue géographique, étendue et précise. En bas, à une belle profondeur, apparaît très net et presque sans relief le dessin de la ville, avec les rues, les avenues, les places, quelques clochers, quelques tours, et, à la périphérie, des cheminées d'usines. Elle s'infléchit à l'ouest et à l'est; elle fera bientôt, nous disent nos amis Canadiens, le tour de la montagne, et elle sera une cité immense comparable aux plus grandes des États-Unis, dominée par une gerbe de futaies. Déjà son étendue et sa puissance me surprennent. Elle occupe tout l'espace entre la montagne et le Saint-Laurent, qu'on voit venir des brumes de l'extrême ouest et se perdre dans les brumes de l'est. Elle a ses manufactures au bord du fleuve, et un voile de fumée, qui paraît mince parce que tout est grand ici, flotte sur les eaux jaunes. Au delà du fleuve, s'étend une plaine et, si je ne savais où je suis, je dirais le royaume des plaines.